On ne naît pas casseur, on le devient

REPORTAGE – Nuit Debout à Paris multiplie les actions pacifistes autant que les brutales. Mais à mesure que la contestation contre la loi Travail perdure, les plus pacifistes abandonnent leurs tabous sur la violence.

Il est 14 h et Tonton n’a rien mangé depuis hier midi. Tonton, c’est le chien d’un manifestant de Nuit Debout qui campe toutes les nuits place de la République. Arrivé place de l’École militaire à Paris pour le départ de la manifestation ce mardi 17 mai, Tonton se jette sur une saucisse que lui tend un de ces vendeurs de kebabs qui accompagnent les événements populeux. Son maître, la vingtaine, une guitare en bandoulière, aperçoit des policiers en civil dans la foule et lance à la cantonade :« On a une guitare et un chien et on dit qu’on est violents ! ».

Nous lui demandons s’il va en tête de cortège pour surveiller les frictions entre manifestants et forces de l’ordre « Je vais aller derrière, parce que si ça finit comme la dernière fois… » La manifestation s’élance. Avec un service d’ordre de la CGT largement renforcé après les affrontements qui ont eu lieu entre manifestants violents et personnels du service d’ordre de Force ouvrière jeudi 19 mai. À peine quelques minutes plus tard, une femme d’une trentaine d’année tourne autour du service d’ordre (S.O.) et lance : « Flics, S.O., même com-bat ! ».

Un éclat de grenade à la jambe
Le cortège dépasse les Invalides, avec au moins 70 CRS devant lui, qui le font avancer et stopper en fonction des tensions. Les slogans s’échauffent, le rythme s’accélère et des manifestants provoquent la police. Dès le début de la manifestation, les forces de l’ordre enfilent leur casque.

Cela ne plaît pas du tout à Etienne *, sexagénaire fringant et syndicaliste à la CGT du livre, retraité de l’Imprimerie nationale depuis deux mois. Gringalet, il a pourtant rejoint le service d’ordre. « Il leur fallait du monde alors je suis venu aider ». Et ce n’est pas de gaieté de cœur : « La police laisse faire les casseurs. C’est pas notre boulot, on n’est pas là pour assurer l’ordre public ». Il a réglé la question de la violence depuis longtemps : « Cela fait cinquante ans que je manifeste, je n’ai jamais rien cassé ». Les manifestants violents ? « Je ne comprends pas », dit-il.

« Flics, porcs, a-ssa-ssins ! », scandent plusieurs dizaines de personnes dans le cortège. Un lycéen, lui, dit comprendre les plus violents : « Ils ne font que répondre à la police ». Mais est-ce qu’il serait prêt à être violent lui-même ? Il répond seulement, comme si la chose était évidente : « Ben ouais ».

Collage (5)
Collage (5) / Stephanie Pouech / DR

Plusieurs pétards retentissent avec fracas près du cortège, arrivé à l’entrée du boulevard Raspail. Le carré syndical avance. La deuxième partie s’arrête. Depuis le début de la manifestation, une partie du cortège cherche à partir en manifestation sauvage vers Matignon, l’itinéraire souhaité par certains mais refusé par les organisateurs. Et les récalcitrants n’ont pas l’intention de se faire dociles.

Arrivés à hauteur de la station de métro Raspail, une centaine de manifestants à l’arrière abandonnent le reste du cortège et les syndicats pour partir à Matignon, s’engouffrant dans la petite rue Campagne Première. Les forces de l’ordre ripostent par des gaz lacrymogènes et plusieurs grenades de désencerclement. La foule reflue dans la panique. Un éclat de grenade touche la jambe de Paul, qui se trouvait boulevard Raspail en face de la rue en question.

Cet étudiant en histoire à la Sorbonne manifestait, mais n’avait pas envie de partir avec les autres en manifestation sauvage. Deux jours plus tard, il nous confie avoir violemment réagi et lancé « deux ou trois pavés » sur les CRS. « J’étais un peu énervé ». Et certainement souffrant : il boîte toujours et a dû prendre la manifestation de jeudi à mi-parcours. « Dans l’histoire, les violences ont réussi parce qu’il y avait plein de monde et que c’étaient des violences de masse ; là on est quelques dizaines, on perd pas mal de soutiens », dit-il. Les actions violentes sont utiles selon lui : « La radicalisation d’un mouvement massif a déjà fait reculer l’exécutif ». Dès lors, plus question de parler de « casseurs » : « J’aime bien le terme d’insurgés ».

« C’est à quelle heure que vous nous attaquez ? », lance un homme aux cheveux blancs à un CRS. Il est directeur de recherche au CNRS et membre du syndicat des chercheurs scientifiques. « Qu’une manif soit gouvernée par la police, c’est inacceptable. Ce sont des dispositifs policiers qu’on n’a jamais vus en manif. Et les casseurs, ils les inventent. », dit-il. Avant de préciser : « Les mecs du service d’ordre de la CGT ont les mêmes casques que la BAC, c’est risible ». La Nuit Debout ? Il n’y est jamais passé, mais il a son avis sur la question : « C’est des palabres à longueur de journée, ça suffit la parlotte ! ». Puis il pointe du doigt la foule qui avance lentement autour de nous et lance : « Des manifs traîne-savates comme ça, c’est insupportable ».

Naissance d'une nasse (3)
Naissance d’une nasse (3)

À côté de lui, debout sur un banc, un jeune homme regarde passer le cortège et se lamente : « Il y a encore des casseurs… ». « Mon bon monsieur, corrige le cinquantenaire visiblement agacé, il y a des manifestants qui ont le droit de ne pas être dans un syndicat ou un parti ! ».

Mardi 17 mai, c’est la deuxième fois qu’un cocktail Molotov est lancé sur les forces de l’ordre depuis le début de la contestation contre la loi Travail. Un signe qu’elle se radicalise. D’ailleurs, le lendemain, quelques-uns partent en manifestation sauvage depuis la place de la République où ils viennent de se faire gazer au poivre alors qu’ils tentaient de s’attrouper à côté des syndicats de police. Ils tombent alors nez à nez avec une voiture de police chargée de la circulation ce matin-là, quai de Valmy. Un des deux policiers est agressé et la voiture est incendiée.

Mais avec le temps, les plus impliqués commencent à réfléchir à la violence. Et même à s’ouvrir à d’autres opinions. Antoine *, membre du service de médiation de Nuit Debout depuis le 31 mars, se dit « complètement solidaire » des « casseurs ». « Sauf à ce qu’un flic brûle dans une voiture ». Pour lui, les manifestants violents n’ont qu’une stratégie différente des pacifistes et sont complémentaires. « Je suis dans le non passage à l’acte, mais la casse a un sens politique. À force de voir les copains se faire matraquer, on devient solidaire ». Il ajoute : « Quand on se prend un 49-3, la violence n’est pas que symbolique. ‘Travaille, consomme et ferme ta gueule’, c’est une violence. On est même infantilisés, parce que notre parole n’est jamais prise en compte ». 

Le premier soir du 31 mars, la police a encerclé les manifestants sur la place de la République. « Dès le début, on pensait qu’on allait se faire dégager ou potentiellement interpeller ». L’action violente peut donc apparaître comme une possibilité, voire le seul moyen de ne pas abandonner ses convictions.

La casse est une des modalités de la lutte sociale
Inscription sur un arrêt de bus place d’Italie à Paris après la manifestation du 19 mai 2016 / Raphael Georgy / DR

D’autres sont toujours pacifistes, mais d’un autre genre.« J’ai déjà lancé des pommes sur un policier ! », affirme Nina *, la quarantaine, ancienne institutrice et traductrice. C’est la seule fois où elle est « passée à l’acte » contre la police. « Casser un objet qui appartient à un riche, ce n’est pas de la violence. Quand il y a des millions de personnes dans la rue et qu’ils s’en foutent, il faut refaire le décor ».

« J’aime bien les situations de confrontation où on peut encore discuter. Si on arrive à réveiller l’empathie chez l’oppresseur avec des moyens comme le dialogue, la poésie ou la chanson, on a gagné. Je n’ai pas envie de blesser ». C’est elle que nous avons vue entonner la première un recueil de chants syndicalistes dans le bus qui emmenait les manifestants vers le site de Renault à Guyancourt, il y a quelques semaines.

Manif 1 mai (09)
Photo Raphaël Depret

Nous croisons Étienne * dans le cortège de jeudi, la semaine dernière. Il porte une cagoule noire, qui ne laisse apparaître que deux yeux bruns. Nous l’avons aperçu dès les premiers jours à la Nuit Debout. Il fait partie de ces manifestants qui soutiennent les actions coup de poing, ce qui explique qu’il ne souhaite pas être reconnu, craignant d’être arrêté ou perquisitionné chez lui, même s’il ne fait « rien d’illégal ». Pour nous, il accepte d’ôter sa cagoule. Il est méconnaissable.

Avec, il paraît glacial ; sans, il fait bel étudiant dans la fleur de l’âge. Il ne nous révélera son vrai prénom qu’après un mois. Il théorise l’action violente : « C’est une question de stratégie : la violence commence là où la non violence n’est plus efficace. » Objectif, changer l’ordre établi : « Il repose sur l’idée qu’une personne peut en exploiter une autre ».

Il prend pour exemple la lutte contre la firme Monsanto : « Si l’on veut lutter contre l’emprise que ce groupe exerce sur le monde, plusieurs types d’actions se présentent à nous. Les marches citoyennes sont un moyen de se rassembler, de revendiquer et d’informer, mais ne représentent pas une menace économique. En revanche, s’attaquer aux infrastructures de Monsanto, en les bloquant ou en les sabotant, permet de ralentir le développement de la firme et de nuire à ses bénéfices. »

Revoir notre vocabulaire
Dès le début de Nuit debout, il était enthousiaste de voir ce mouvement en dehors des institutions et, surtout, horizontal et local. Un peu comme la Commune de Paris : « C’est une belle idée ». Mais il ne cautionne pas l’agression du policier mercredi 18 mai : « Frapper ce policier ne pouvait rien produire de bon. S’il avait pointé son arme sur des manifestants, les conséquences auraient été dramatiques ». Il explique d’une révolte de masse contre la police aurait eu plus de sens.

Mais en fin de compte il relativise : « Aujourd’hui, en France, la violence ne dépasse pas le seuil des raffineries bloquées, des vitrines brisées et des policiers caillassés. Mais dans d’autres contextes, ce qui était plus approprié, c’était la lutte armée et la guérilla urbaine ».

Preuve en est donc que le terme « casseur » est réducteur sinon faux. Ceux-ci se rebellent, s’insurgent contre l’ordre établi. Même le ministre de l’Intérieur Bernard Cazeneuve admettait au 20 h de France 2 que certains avaient des motivations anarchistes. Dès lors, il semble qu’il faille cesser de penser les manifestations actuelles comme des pacifistes avec, en marge, des individus violents aux instincts primaires (et sans cerveau, comme dirait l’autre). Aussi minoritaires soient-ils, le seul fait qu’ils existent devrait à tout le moins nous interroger sur la situation de notre démocratie.

Raphaël Georgy

* Le prénom a été changé.

Crédits photos:

  • Collages_1_5: Stéphanie Pouech / DR
  • Naissance d’une nasse (3): Raphaël Depret
  • La casse est une modalité: Raphael Georgy / DR
  • Manif 1 mai (09): Raphaël Depret

4 réactions sur cet article

  • 26 mai 2016 at 22 h 36 min
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    Quand même on dirais plus une bâton de plastique de piscine qu’une barre de fer…

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  • 27 mai 2016 at 0 h 53 min
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     « Si l’on veut lutter contre l’emprise que ce groupe exerce sur le monde, plusieurs types d’actions se présentent à nous. Les marches citoyennes sont un moyen de se rassembler, de revendiquer et d’informer, mais ne représentent pas une menace économique. En revanche, s’attaquer aux infrastructures de Monsanto, en les bloquant ou en les sabotant, permet de ralentir le développement de la firme et de nuire à ses bénéfices. » … ce n’est pas parce que Bové a cassé un mc do que les benefices de la socite ont ete affecter… le vatican combien de divisions, c’est en ces termes que ce pose la question si l’objectif et de faire en sorte que les benefices de monsanto ne soit plus prejudiciables a nos vies et nos santés.

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  • 27 mai 2016 at 10 h 59 min
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    Moi aussi, je suis pacifiste mais je comprend la violence en réponse à celles des crs et du gouvernement… En manif, j’essaye de rester avec le cortege autonome, avec les cagoulés, les « casseurs » (qu’on nomme plutot « activistes » avec mes amis) mais je décampe très vite quand ça chauffe, la peur fait plier mon courage… mais je soutiens à fond et reviens en arrière dès que je me sent mieux !
    Je pense aussi qu’une lutte autant réprimée à peu de chance de gagner sans « violences ». Mais est-ce vraiment de la violence de lancer pétards ou des cailloux sur des mecs sur-équipés qui eux gazent, lance des grenades et tapes avec des matraques des manifestants sans protections ? Est-ce de la violence de péter des vitrines d’assurance, de banques et autre géants sanguinaires qui dévastent notre monde ? Je ne crois pas, c’est plutot bien légitime . Là où je ne suis pas d’accord c’est d’attaquer des flics qui peuvent être seuls et risquer de les tuer(comme le flic lynché à Nante je crois), là c’est n’importe quoi. Personne ne devrais mourir pour une lutte, qu’elle que soit son « camp ».
    Une dernière chose : j’essaye d’en parler un max à mon entourage de ce qu’il se passe en ce moment. Des gens qui ne vont pas en manif, qui suivent l’actualité sur les chaines d’info continu et qui pestent sur les « casseurs », des petits cons ecervelés selon eux qui n’ont rien d’autre à faire de leur vie. Et bien à force de discution et de débat j’arrive à leur faire changer d’avis, presque s’ils ne soutiennent pas maintenant 😉 bien souvent ils ne sont même pas au courant que ce sont des cibles représentant le capitalisme qui sont choisis et sont surpris !!! Il faut absolument que chacuns de nous sensibilise son entourage, raconte ce qu’il vit en manif … les medias ne le feront pas à notre place, et tout le monde ne connait pas encore paris-lutte-info ou gazettedebout ^^
    Allez sur ce, bonne lutte à nous toutes et tous, dans la solidarité 😀

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