Le piquet dans l’horloge : donner un autre rythme à Nuit Debout

TRIBUNE – Lorsque quelqu’un me dit « Oh tu sais, Nuit Debout, je suis sceptique, je suis même pessimiste », je ne peux pas m’empêcher de me demander ce que cela veut dire. Apparemment, la personne qui dit cela doute de Nuit Debout. Mais ça ne veut rien dire, « douter de Nuit Debout ». Ce dont il est légitime de douter, c’est du fonctionnement de Nuit Debout. On peut être pessimiste quant à ce que Nuit Debout puisse fonctionner.

Je me demande alors : quelle est la fonction de Nuit Debout ? Est-ce la convergence des luttes ? La rédaction d’une constitution ? Je ne crois pas : ces choses-là sont des moyens et des méthodes par lesquels Nuit Debout peut fonctionner. Alors qu’est-ce que c’est, la fonction de Nuit Debout ? La réponse en a été donnée, il me semble, dès l’ouverture du rideau, le 31 mars 2016, après la manifestation, par une phrase – et un acte – simple : « Nous ne rentrons pas chez nous ».

Telle est la fonction de Nuit Debout. Maintenant, comment la comprendre ? Il me semble que c’est limpide : il s’agit de « rester », c’est-à-dire de faire durer une occupation. La fonction de Nuit Debout est tout entière dans ce rapport complémentaire au temps et à l’espace. Or, je crois bien que l’un des deux aspects de ce fonctionnement a pris un peu d’avance sur l’autre, je veux parler du rapport à l’espace.

La fonction spatiale : réinvestir les lieux

Ce qui est généralement mis au centre des analyses de Nuit Debout, c’est sa dimension spatiale. Dans les journaux, dans les consciences de ceux qui « se sont fait leur idée » de loin, et même chez ceux qui côtoient les lieux (tout est dit) où se joue Nuit Debout (y compris moi-même), ce qui vient à l’esprit est la combinaison des Assemblées populaires, des occupations d’espaces (la « Maison du Peuple », à Rennes, par exemple) et des manifestations en tous genres. Nuit Debout, c’est y être ou ne pas être.

En tout cas, c’est en partie cela. Circuler parmi les personnes et parmi les problèmes, dans ce qu’un ami, évoquant l’Assemblée populaire, me décrivait comme un « carrefour des affects ». Déambuler sur des boulevards, investir des lieux symboliques et re-dessiner l’espace public en prenant sa part de ce qui devrait être commun. Même dans la commission « Vocabulaire », où je travaille, c’est de cela qu’il s’agit : nous re-traçons les frontières entre les mots, pour leur redonner du sens.

La fonction temporelle : la durée et le rythme des occupations

De ce point de vue, j’ai l’impression que Nuit Debout fonctionne à plein régime. Mais est-ce suffisant ? Bien sûr que non : il ne suffit pas que « nous soyons là », il faut que « nous restions ». Il faut combiner ce rapport enthousiaste à la reconquête de l’espace sous toutes ses formes à un rapport intelligent à la réinvention du temps. Et c’est sur ce point que nous avons encore du travail.

Certes, nous avons déjà bien avancé. Si nous devons « rester », il nous faut d’abord (nous) constituer une mémoire, et de ce point de vue, les commissions qui font œuvre mémorielle et éditoriale sont sans conteste notre premier acte durable. Pour ce qui est de Paris, je veux bien sûr parler de Radio Debout, TV Debout, Constitution, Manifeste et de nombreuses autres. Mais aussi d’une commission Savoir faire des luttes dont j’espère qu’elle n’a pas disparu, et surtout je parle de l’indispensable commission Mémoire Commune.

D’un autre point de vue, l’un des plus grands succès de ces bientôt deux mois de fonctionnement de la Nuit Debout parisienne reste à mes yeux la mise en place d’une expérimentation démocratique. En effet, le « processus de vote » mis en place par la commission Démocratie sur la Place, quoi qu’on pense de ses limites (et les critiques qui lui ont été faites seront entendues, n’en doutons pas), a été l’occasion d’inventer un rythme. Ce n’est pas rien quand on y pense. La société dont nous faisons l’expérience quotidienne est fondamentalement basée sur des rythmes : le jour et la nuit, le week-end, les vacances, etc. En créant ces premiers rendez-vous fixes, renvoyant les uns aux autres (et qui vont bien au-delà du rendez-vous spontané en quoi consiste la manifestation), Nuit Debout a mis un pied hors du système bien délimité des habitudes de synchronicité. Nous avons produit une nouvelle synchronicité, en dialogue avec l’habituelle, nous avons mis dans l’activité sociale du dia-chronique : c’est la première clé de l’invention.

Deux fonctions complémentaires

Et néanmoins, tout ce travail, qui est essentiellement le travail des commissions, n’est pas encore assez aperçu : ni de l’extérieur (par les médias ou les badauds) ni de l’intérieur de Nuit Debout, où la question de l’espace conserve une image de primauté que le fonctionnement de Nuit Debout n’atteste pas. Car si nous ne « restons » pas, si nous ne faisons qu’être là, alors nous avons déjà perdu : la machine est grippée, ses « circuits sont niqués et y’a un truc qui fait masse » comme disait Bashung. Nuit Debout ne peut pas fonctionner sans combiner l’espace et le temps.

Autrement dit, Nuit Debout ne fonctionnerait pas si elle n’était composée que de son versant spatial : l’Assemblée populaire et les commissions qui agissent et qui luttent, celles qui sont dans l’instant, dans l’urgence mais qui occupent des lieux et qui investissent des terrains. Mais elle ne fonctionnerait pas non plus si elle n’était composée que de son versant temporel : les commissions qui prennent le temps, qui diffèrent la lutte en lui permettant de se rythmer. Il faut, pour que Nuit Debout fonctionne, que ce schéma soit complet : le piquet de grève planté dans l’horloge républicaine. La pure occupation et la pure spéculation ne serviront à rien : Nuit Debout doit fonctionner comme un lieu où l’on diffère le devenir pour inventer un avenir.

Inventons un rythme

Mais alors, comment faire pour que le rapport au temps ne soit pas négligé ? Si Nuit Debout est un lieu où l’on invente, il convient de faire des propositions. Permettez-moi d’en soumettre une, très simple et qui rejoint la question du rythme. Il me semble que nous pourrions mettre le second pied hors de la synchronicité qu’on nous impose. Je veux parler de ce cadre pseudo-laïc et crypto-chrétien où les célébrations, les jeûnes et les vacances sont rythmés par le mélange indigeste entre la vie d’un Galiléen et les intérêts du marché.

Ne devrions-nous pas nous défaire de ce calendrier-là, et vite ? Si nous voulons donner du rythme à Nuit Debout, et si nous voulons « ne pas rentrer chez nous », ne devrions-nous pas inventer notre chez nous ? Inventons un autre rythme, d’autres rendez-vous, donnons à Nuit Debout une durée et disons-nous : « En juin, nous fêterons les 80 ans de l’adoption à l’unanimité par le Parlement Français du droit de vote accordé aux femmes, en novembre, nous fêterons la naissance de tel héros ou héroïne de la cause du peuple, de la pensée ou de l’amour ». Et ainsi de suite. Et ce que l’on voudra.

Le calendrier marsien est un beau geste, mais il nous enferme dans un élan infini vers toujours plus de jours d’un même mois. Sans forcément aller jusqu’à tout refaire, sans forcément nous donner pour objectif de redonner dans le Ventôse ou dans le Thermidor, ne pouvons-nous pas rythmer nos vies par autre chose que la Toussaint ? Il ne s’agit pas seulement d’être plus laïcs que le seul état laïc au monde. Il s’agit de nous donner le temps : notre temps. Et de nous dire : comme les beaux jours, les rendez-vous ne cesseront de revenir que lorsque nous aurons abandonné.

Geoffroy

Crédits photos:

  • Piquet de grève dans l’horloge: Nuit Debout / DR

Une réaction sur cet article

  • 28 mai 2016 at 18 h 51 min
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    Re-bonsoir et encore re-bonsoir. De la pérénité de Nuit Debout.. Il va sans dire que Nuit Debout a essaimé, qui en douterait? Et en ce printemps de grâces 2016, saison des bourgeons, des feuilles, des floraisons, des flirts et des accouplements,-simple loi naturelle oblige-, comment les pollens de ce fier printemps manqueraient-ils à leur simple devoir de féconder les « Esprits » qui n’attendaient, et n’attendent que cette ripaille régénératrice? Qui se le figurait, il y a seulement deux mois, à la fin de l’hiver dernier? Et cependant, c’est là, et Nuit Debout est advenu.. Moi qui désespérais de voir la société filer un fort vilain cocon de noirs fils visqueux, dans lequel elle se ligotait.. Je suis le premier à ne pas en croire ni mes yeux, ni mes oreilles, ni aucun de mes sens.. Et pourtant, « le renversement » comme l’a si bien dit Frédéric, Lordon Frédéric, s’est mis en branle.. Tout simplement, parce que trop était trop, la coupe amère était à ras le bord, et « à force d’aller à l’eau, un jour la calebasse elle a pété, comme l’on dit dans l’île de ma naissance.. Et bien malin qui peut dire où, quand, comment, jusqu’où Nuit Debout ira.. Vous pensez que ce processus va s’arrêter? Nous avons trop pris goût à cet air frais d’un printemps pas pareil, vraiment pas pareil.. Et s’il n’y avait que La France.. Avons-nous déjà oublié que les pollens se fichent des frontières? Et si Nuit Debout sans frontière se mettait en tête de se jouer de la canaille possédante, de ses laquais, et des valets des laquais.. Portée par ses propres forces et par son élan, Nuit Debout nous dépasse et nous échappe? Et son écho nous vient même du Pôle Sud, de l’Antarctique.. Et vous pensez que là-bas, ce sont aussi des personnes « qui n’ont rien dans le cerveau ».. Comme l’a péroré l’ex aux casseroles.. Allons, reprenons nos esprits. Revenons à nos places, attelons-nous à nos ouvrages, reprenons le tissage de la trame d’une société équitable, juste, fraternelle et durable, comme nous l’indique l’air de ce printemps, décidément pas pareil.. « Et cependant, Elle tourne. » Salutations..

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