Jeunes pousses et vieilles branches : affrontement ou convergence ?

TRIBUNE – Le démographe Emmanuel Todd s’intéresse de très près à Nuit Debout depuis le 31 mars. Notre collaborateur Bob Solo analyse son approche : « La société française est sous la coupe des vieux et des banques. Pour les richesses, mais surtout pour le pouvoir : le suffrage universel devient un mode d’oppression des jeunes par les vieux, qui décident d’un avenir qu’ils n’auront pas à habiter. Je milite pour la mise à mort de ma génération. »

Emmanuel Todd ne mâche pas ses mots, c’est le moins qu’on puisse dire. On aura tort cependant de croire – ou de faire semblant de croire – que cette déclaration est à prendre au pied de la lettre et au premier degré, de façon à hurler sur la forme – volontairement provocante – pour vite évacuer le fond – forcément dérangeant.

Todd ne va tuer personne, et ce n’est évidemment pas une stricte question d’âge. Une preuve parmi d’autres c’est que dans le même entretien (Fakir, 20/04/16), il se réjouit de la percée d’un Bernie Sanders (74 ans) aux USA et souligne : « Il ne vous aura pas échappé que je ne suis pas jeune ! ».

Dans le même ordre d’idées, la trentaine de sociologues ayant enquêté pour tenter de répondre à la question « Qui vient à Nuit Debout ? » montre que, loin du cliché médiatique, il n’y a pas que des jeunes sur les places.

Remballe tes deniers
Nuit Debout / DR

Alors quels sont donc ces vieux qui accaparent le pouvoir et dont le démographe souhaite la mise à mort ?

On les appellera volontiers ici ou là les dominants, les possédants, les réactionnaires, les oligarques, la caste, le 1%, l’hyper-classe, etc. C’est donc plutôt à un profil sociologique qu’on se réfère, une catégorie sociale, bien plus qu’à une simple tranche d’âge.

Mais le fait est qu’il y a corrélation indéniable entre les deux. Exemple parmi d’autres, l’âge des député-es de notre assemblée nationale pour l’actuelle législature : moins de 30 ans : 1, de 30 à 40 ans : 21, de 40 à 50 ans : 98, de 50 à 60 ans : 183, de 60 à 70 ans : 197, de 70 à 80 ans : 73, de 80 à 90 ans : 1. Une liste qui se passe de commentaire, d’autant plus si on regarde le top ten des professions de nos représentants : énarques, hauts fonctionnaires, cadres supérieurs, médecins, avocats, industriels, affairistes, magistrats, ingénieurs, notaires. Des salariés ? 6. Des ouvriers ? Aucun. On ne s’étonnera pas non plus de trouver là une écrasante majorité masculine.

Ce serait donc le profil type des « vieux » dont Todd débarrasserait volontiers le pays – et avec eux l’oppression qu’ils lui font subir : des hommes, blancs, de + 60 ans, et de classe sociale supérieure. Je vous épargne les statistiques des milieux d’affaires ou de la finance pour vous confirmer qu’on y trouve la même cartographie, la même hégémonie. D’ailleurs, c’est devenu systémique, les uns et les autres passent et repassent du public au privé selon les opportunités, les missions à mener ou les récompenses obtenues.

Manif 28 avril
Photo Nuit Debout/DR

En ce sens, pas besoin d’être un expert ou de lire dans le marc de café pour en déduire notamment qu’au moins deux visions de la société présente et à venir s’opposent de façon inconciliable. Très schématiquement, entre ceux qui ont tout intérêt à protéger et faire perdurer cet ordre établi et ceux qui veulent le changer. Ces deux groupes antagonistes ne constituant pas pour autant l’ensemble de la population à eux seuls, précisons-le.

Par ailleurs, si on commence à avoir une idée précise du premier des deux, le second groupe, lui, se laisse moins facilement mettre en case. Ceux qui veulent renverser l’ordre établi, changer le système ? Mais qui sont ils/elles en réalité ? Ont-ils les mêmes intérêts à vouloir le faire ? Peut-être temporairement : à court terme, se débarrasser d’une classe dirigeante (pas uniquement politique) qui produit désormais essentiellement des catastrophes de toute sorte que tout le monde sauf elle-même subit de plein fouet. Mais ensuite ? Les divergences sont abyssales. La pire fraction étant celle qui veut ni plus ni moins être calife à la place du calife et en avant Guingamp on repart pour un tour, mathématiquement plus catastrophique encore.

Manifestation 12 mai 2016
Manifestation 12 mai

Pour en revenir au premier groupe, ces dominants, ces vieux dont Todd espère la rapide et complète disparition du paysage, il est clair qu’ils ne se laisseront pas faire et continueront même de tout mettre en œuvre pour perdurer et se renforcer. Ils en ont les moyens et les pouvoirs, politiques, financiers, policiers, juridiques, médiatiques. Ils les déploient en ce moment même, et sur tous les fronts à la fois.

Mais si Todd ne parle là que la ménagerie des prédateurs franco-français, nous savons de plus en plus clairement qu’elle est soit aidée soit dirigée par les mêmes ailleurs : à Bruxelles d’abord et, vu son tropisme atlantiste quasi atavique, à l’OMC, au FMI, à l’OTAN et à Washington. Et inutile d’en appeler à je ne sais quel complot. Ces gens-là ne conspirent pas. Ils se réunissent, tout simplement, examinent les situations, fixent les objectifs, et décident des stratégies. Eux qui hurlent au stalinisme sanglant dès qu’on prononce le mot de planification ne font en fait rien d’autre pour leur propres intérêts.

Jusqu’à quand ? Jusqu’au moment où on les arrêtera. Ou jusqu’à ce que, c’est l’avantage d’avoir à faire à des gens avancés en âge, ils calanchent. Mais, mauvaises nouvelles : 1 – les riches vivent plus longtemps, 2 – ils se reproduisent, en tant que classe, 3 – ils sont de plus en plus riches, donc détenteurs de toujours plus de pouvoir. Et il leur en faut en effet toujours davantage pour se maintenir, essentiellement pour compenser un de rares facteurs où ils ne dominent pas : le nombre. La population mondiale continue de croître de façon exponentielle, et de rajeunir, ce qui va la rendre de moins en moins contrôlable, de moins en moins docile, et va appeler contre elle de plus en plus de répression.

Manifestation 12 mai 2016
Manifestation 12 mai

La formule « ils ont les millions, nous sommes des millions », avec les limites inhérentes à tout slogan, exprime pourtant cette réalité appelée à s’exacerber. Sans aucun optimisme béat on peut déjà sentir et voir que ce système dominant est à bout de souffle, en bout de course : la débauche même de moyens qu’il consacre à contrôler, manipuler, tricher, mentir, corrompre et réprimer signe son échec total.

La bête blessée est certes toujours plus dangereuse pour qui la menace. Mais elle a face à elle l’élan irrépressible de la vie, de la jeunesse, qui même sans véritable espoir construit son propre monde et prend les places pour collectivement prendre sa place. La place qu’elle va elle-même décider d’occuper, et non plus seulement celle qu’on lui assigne.

Bob Solo. 

Crédits photos:

  • Remballe tes deniers: Nuit Debout / DR
  • Manif 28 avril: Nuit Debout
  • Manifestation 12 mai: Stéphane Burlot/DR
  • Manifestation 12 mai: Stéphane Burlot/DR
  • Commission: Francis Azevedo

3 réactions sur cet article

  • 26 mai 2016 at 19 h 03 min
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    A la base, ce n’est pas un problème de jeunes ou de vieux, le problème c’est qu’il n’y pas de démocratie en france, et qu’il n’y en a jamais eu.
    Le jour où de très nombreuses personnes prendront conscience de ça pour de bon, et surtout en tireront toutes les conséquences et agiront pour construire autre chose, là on commencera à aller vers une véritable société digne de ce nom.
    Même processus dans le domaine économique, l’économie actuelle est totalitaire, violente et tyrannique, le jour où de très nombreuses personnes en prendront conscience pour de bon, et surtout en tireront toutes les conséquences et agiront pour construire ensemble une autre économie au lieu de « simplement » résister à la loi « Travaille ! », de réclamer des emplois, du salariat et quelques droits sociaux, alors on ira vers une véritable société digne de ce nom.

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  • 28 mai 2016 at 11 h 59 min
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    A nuit debout, nous réfléchissons à comment désintoxiquer les gens de cette propagande oligarchique et étatique, c’est aussi difficile il me semble que de déradicaliser des extrémistes religieux, car les gens préfèrent des mensonges qui les rassurent à des vérités qui dérangent l’ordre « sécuritaire » des choses. Nous cherchons à interpeller l’esprit des gens sur ce qui les préoccupe le plus, à savoir le chômage, et par là même à leur montrer combien l’ordre des choses est plus dangereux que sécuritaire en réalité. Par exemple, s’appuyant sur un rapport de l’INSERM de l’an dernier, on veut montrer sur les place publique que le chômage est la cause de 25 à 50 morts par jour en France, en faisant s’étendre sur le sol des places publique entre 25 est 50 personnes volontaires pendant un temps qui correspond entre 25 et 5O minutes de silence, en mémoire et en hommage aux morts du jour à cause du chômage, et cela tout les jours si possible, entourés par des panneaux qui expliquent la performance, afin de montrer et surtout de faire prendre conscience au consommateur abruti que nous sommes tous plus ou moins, ce que notre système économique engendre, une guerre des classes qui fait de réels morts, qui ne sont pas juste des chiffres, des morts qui se cachent pour mourir, et que nous nous devons de montrer, pour interpeller les esprits de notre empire de la consommation.

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