Feuilleton Debout #1. Ange dormira dehors

FEUILLETON DEBOUT – Le feuilleton debout donnera la légende de la Nuit. 

Quand il parvint à la porte de l’université, par l’ouest, son cœur tressaillit, et il se rappela les bruits que les pas faisaient sur les pavés rouges de Columbia, ainsi que leur aspect sombre et net. Il pénétra dans l’enceinte à travers un portail d’acier noir et entre les deux bâtiments qui formaient le passage vers la 116è rue. Il avait laissé, à 21 ans, son destin à l’entière discrétion de ces murs, et ne semblait le reprendre en main que maintenant.

La brute contingence de ce fait lui fit poser une main contre un arbre dans cette allée qui menait au carré des pelouses centrales du campus. Les souvenirs semblaient prêts à revenir, aussi inexorables que l’imposante bibliothèque et les noms bizarrement choisis des auteurs antiques inscrits au fronton. Et la question gisait là, elle aussi indéfectible, comme la statue à la chaise devant le grand hall : « Qui avait tué Mary, 30 ans auparavant, ce printemps 2016 ? ».

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Collage (3)
Collage (3) / Stephanie Pouech / DR

A la couleur que prenait le ciel au dessus du Palais du Luxembourg, Ange pouvait pressentir qu’il était bientôt 18h. Pas la peine de demander à un passant de regarder sa montre, il avait trop mauvaise mine pour qu’on lui accordât quoi que ce soit. Quant à Samuel à côté de lui, il roupillait de nouveau, toujours grisé de leurs absurdités de la veille. Le parc fermerait de toute façon, et on les mettrait dehors à coups de sifflet. Autant réfléchir tout de suite à un endroit où aller. Quand vous montez du jardin du Luxembourg pour aller à la vieille Sorbonne, il y a dans la rue Cujas une sorte de recoin qui se fait sombre et pratique, au niveau de l’entrée de derrière le centre universitaire du Panthéon, où il y a tant d’affiches que personne ne regarde. C’est à cet endroit qu’Ange et Samuel dormirent cette nuit-là, quand le boucan de la sortie des cinémas fut définitivement achevé. Une fois de plus Lucie les avait plantés et ils n’avaient pas eu la force de rentrer chez leur parents, dans le XVIIè. Ne serait-ce que pour éviter les questions, et les barrages.

Ange eut du mal à dormir. Depuis que les partiels s’étaient achevés, deux semaines auparavant, il n’avait pas cessé de penser qu’il faudrait quitter Paris, que ça devenait trop dangereux. La Nuit Debout était devenue une véritable poudrière pour ceux qui avaient participé à son organisation depuis le début. Samuel était calme et ne se plaignait pas mais il avait passé en tout plus de deux semaines les yeux bandés dans une sorte de mitard terreux, où il avait entrevu des scènes dignes de films d’espionnage. Les bruits couraient que c’était des agents de la DGSE eux-mêmes qui commandaient les rafles parmi les briscards de la rébellion. Ange n’avait passé que quelques nuits au poste, il s’était méfié assez tôt. Ça lui avait suffi.

Manif 1 mai (10)
Photo Raphaël Depret

Le Vè arrondissement était encore à peu près sûr, pour le moment du moins. Les étudiants pouvaient toujours se rencontrer sans se faire nasser et rafler, et ils pouvaient toujours s’échanger des nouvelles sous le manteau. Il était clair maintenant que le feu avait pris partout, en province et dans les capitales annexes. “Berlin Nacht” ou la “noche UP” à Madrid n’avaient été que les premières trainées de poudre. On racontait que New York et Los Angeles s’étaient enflammés à leur tour. Alors bien sûr, le commandement tenait qui il pouvait comme responsable. Les planques s’étaient faites rares, même dans le 5ème. Et Ange pressentait le moment où il faudrait quitter Paris. Quitter la France peut-être ? Rejoindre Moscou, c’était ce à quoi apparemment beaucoup déjà s’étaient résignés. Ange ne s’y résignait pas tout à fait cependant.

Après l’incendie de l’Elysée, et l’invasion de la vieille Assemblée, bien sûr il avait pensé que son rôle serait d’aller propager ailleurs. “Porter le feu”, disaient les briscards. Mais depuis que l’armée avait repris le contrôle et commencé à construire ce mur de Gare de l’Est à l’Odéon, depuis que ces camarades et lui avaient réquisitionné les armes et s’étaient organisés militairement, une forme d’esprit de corps s’emparait de lui. Il ne pouvait pas quitter la Nuit Debout d’ici. Pas tout de suite. Des déboutiens s’engageaient, venus de toute la France, pour soutenir la dernière bataille de Paris.

Il fut réveillé par un grondement, venu de la rue Victor Cousin.

Pour suivre le feuilleton, rendez-vous ici : Feuilleton debout

Crédits photos:

  • Collages_1_3: Stéphanie Pouech / DR
  • Manif 1 mai (10): Raphaël Depret
  • Graffiti: Nuit Debout

Une réaction sur cet article

  • 28 mai 2016 at 17 h 41 min
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    Re-bonsoir, à vous autres qui êtes vent debout. Ce feuilleton d’aujourd’hui, me ramène de très nombreuses années derrière. Ce n’était pas une période agitée mais en moi je vivais de terribles journées et nuits de terribles troubles. Arrivé d’une île d’au-delà les océans, j’avais dix huit ans, sans repère autre que ma langue qui est le français, j’ai galéré et j’ai erré dans le Paris des années 70. Et il ne faisait guère bon se retrouver seul dans Paris, soit-disant « ville lumière ». Le mal à dormir pouvait durer des heures qui ressemblaient à des éternités, quand on est livré aux injures climatiques, quand on pue la sueur et la crasse; on a dégoût de soi, on se méprise, on pleure de faim et de honte; on a honte d’avoir faim en France, à Paris.. On se prend des idées vilaines et détestables en pleine tête, et on rêve de devenir le chien ou le chat que les mamies dorlotent et portent sur leur giron.. C’est dire en quel état d’âme on peut être relégué. Mais, il faut croire que la vie ne nous donne pas à supporter plus que ce que l’on est capable de subir. Puis, un matin, comme l’on dit dans l’île d’où je viens: « le bon dieu m’a pissé sur la tête »; même si je suis viscéralement athée et anar depuis mon adolescence, je me plais à le dire, car je trouve cette phrase jolie et très imagée. Elle me ramène à l’enfance, sous les ciels bleus et les ardeurs solaires, au bord de l’océan. Bref, un matin, je me suis pris par la main, j’ai demandé à travailler au petit patron d’un commerce, et voilà, j’ai vu l’horizon s’ouvrir, débloquer sa fermeture; c’était le temps où le travail ne manquait pas, et les gens avaient encore le sens de l’éthique; l’éthique, une insigne rareté, aujourd’hui, en ce début de 21ème siècle.. Et ce soir, porté par l’esprit de « Nuit Debout », j’aime à penser que cet esprit vaincra toutes les adversités de ce temps si mal fichu, par la faute d’Homo sapiens sapiens, versus Homo hominis lupus.. « Et cependant, Elle tourne.. » Salutations, en attendant les suites du feuilleton..

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