« Je ne perds jamais. Soit je gagne, soit j’apprends »

 Daphné Borenstein / DR

TRIBUNE – Sur l’échelle d’accomplissement qui s’étend du « j’y-avais-pas-pensé » au « j’ai-réussi », le « j’aurai-essayé » se situe juste au-dessus du « j’aurais-dû-essayer ». On lui confère habituellement une intonation soupirante : « j’aurai essayé… » Alors que le « j’aurais-dû-essayer » se rétracte en un haussement d’épaules furtif, que le « j’ai-réussi » s’éternise sur les incisives du sourire triomphant voire, pour les plus exalté.e.s, la contraction des poings levés qui accompagne celle des zygomatiques, le j’aurai-essayé s’enlise en suspens.

Trois points discrets qui laissent entendre que l’action tentée n’est pas plus terminée que la phrase énoncée, que le futur antérieur s’est tracé un chemin jusqu’aux temps présents.

Possiblement assailli.e.s par les crocs du remords, les aguerri.e.s du j’aurai-essayé ont le mérite d’avoir tué le regret. L’épitaphe de la militante idéaliste, de l’entrepreneur trop en avance sur son temps, du génie incompris, pourrait être « Au moins, j’aurai essayé ». Pourtant une existence consacrée aux projets inachevés ne vaut-elle pas plus qu’un « au moins » ? Ne peut-on construire mieux à partir d’un début délaissé que d’un épilogue résolu ?

Sur le plan personnel, la/le j’aurai-essayiste ne connaît pas l’ennui. Son investissement permanent en faveur des causes qui lui apparaissent nécessaires, donne à sa vie le relief inverse de celle de qui la subit. Les je-n’ai-rien-faitistes s’évitent certes le goût âcre de l’échec. Mais celle/celui qui aura essayé sera motivé.e à essayer de nouveau pour l’oublier. Jamais las.se, elle/il se forgera dans la lutte une abnégation dont ni la/le je-n’ai-rien-faitiste, ni la/le j’ai-réussi-du-premier-coupiste ne saurait se targuer.

Surtout, au-delà de la consolidation de sa témérité, chaque essai avorté sculpte une marche sur laquelle s’élever. Il est une courte citation de Nelson Mandela qui a le pouvoir de changer sa perception du monde, de faire sauter la soupape du ressentiment, du jugement, de la culpabilité, pour en évacuer la pression en une seconde. Prêt.e ? Je vous souhaite un avant et un après lecture (au moins, j’aurai essayé) :

« Je ne perds jamais. Soit je gagne, soit j’apprends. »

Elle a le mérite de donner plus de gueule au message de la célèbre maxime de Coubertin, qui s’appelait Pierre, souvent jugée trop facile. Si bien que, personnellement, j’aime mieux perdre que gagner, sauf à vouloir transmettre un savoir. Si je perds une partie d’échecs, « j’aurai essayé… » mais surtout « j’aurai appris ! » Aussi je chéris l’idée de faire de ma vie une série d’échecs (pas le jeu, j’en aurais vite marre). S’il faut commencer par se planter pour grandir, pousser sans toit, c’est ne pas savoir quelle hauteur on pourra atteindre. Et c’est, ma foi, fort exaltant. On apprend de ses revers plus que de ses coups droits au but, et il y a mille fois plus de possibilités de s’instruire auprès de celle/celui qui a connu cent défaites que de celle/celui qui n’a vécu que le succès. Je préfère largement m’attabler avec un.e de ces losers qui ne pourra payer l’addition qu’avec la prétentieuse personne confiante qui possède le restaurant.

 

À l’échelle globale, peut-on estimer que les tentatives infructueuses sombrent aux oubliettes ?

Si l’on considère l’avancée des théories scientifiques, en quête d’une vérité réfutable, on peut la voir comme un flot continu où chaque génération s’élève sur les épaules de ses prédécesseurs, se place soit en opposition, soit dans la lignée des modèles érigés, mais n’aurait pas atteint ce degré de connaissance sans eux. Certaines hypothèses ont une fertilité exceptionnelle. Une théorie dont l’expérience révélera le caractère erroné peut ouvrir un champ d’exploration bien plus vaste que sa cousine vérifiée. Le « j’aurai-essayé » de l’un.e pourra devenir le « je-crois-avoir-presque-réussi » de l’autre. Si bien que toute soumission est digne d’intérêt, un.e prématuré.e pouvant à tout moment devenir géant.e.

Gageons qu’il en va de même dans les autres domaines de l’existence, d’ailleurs regroupés sous la bannière des « sciences humaines », où les hypothèses s’éprouvent plus qu’elles ne s’énoncent. La/le » j’aurai-essayiste » à tendance dépressive — ce n’est jamais chronique pour son tempérament éveillé, bien vite elle/il s’en retourne au cassage de dents — peut se rassurer en se figurant une conscience collective où ses idées sont récoltées. Les mauvaises sont digérées, les pas-trop-mal sont recyclées, les trop-novatrices y sont à l’abri pour mûrir, fermenter, jusqu’à se transformer en l’estimable nectar pour lequel elles étaient prédestinées. Elles auront servi à alerter les premiers esprits, chatouiller les premières consciences. Il y avait, par exemple, des féministes avant la popularité du féminisme. Il y a trop de noms pour qu’on puisse tous les retenir, et les manuels d’histoire n’ont pas assez de pages pour tous les accueillir. À défaut d’une plaque figée en coin de rue, leur bonté continue de rayonner par-delà les âges.

Les coups d’épée dans l’eau de celle/celui qui se bat pour une cause qu’elle/il estime juste sont ainsi loin d’être inoffensifs. Ils font des vagues à la surface du lac. Reprises, elles finiront par créer le courant voulu.

Le refuge de la/du j’aurai-essayiste est sa patience. Un changement ne se constate pas en un jour. À l’échelle d’une société, les plus bénéfiques peuvent avoir besoin de plus d’une vie humaine pour s’implanter. Le drapeau triomphant volettera au vent nouveau sur les cadavres fleuris des éveilleurs de conscience tôt disparus, avant d’être enseveli sous ceux de leurs successeu.se.r.s.

Car, quand décider de brandir l’étendard de la victoire ? La réussite ne dépend-elle pas que de sa seule énonciation ? Quand bien même le monde aurait été conquis, encore faudrait-il s’assurer d’en faire perdurer les bienfaits et d’en transmettre l’essence aux nouve.lles.aux venu.e.s.

Les révolutions sont des processus diffus, si bien qu’on peut les amputer de leur « r » initial sans qu’elles manquent de leur air vital. Celle/celui qui aura passé sa vie à essayer aura accompli plus que le système méritocratique n’aura voudra lui faire croire. Le « j’ai-réussi » fantasmé est le perce-neige des flocons oubliés, il ne peut éclore que sur une montagne de « j’aurai-essayé ». Lucide, il devient immédiatement un « il-y-a-encore-tant-de-choses-à-faire ». Et c’est tant mieux. Il serait chiant, le monde pavé d’achèvements.

Clément pour Gazette Debout.

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  • People have the power: Daphné Borenstein

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