« Et sinon, t’es dans quelle commission ? »

TRIBUNE – Les sociologues et intellectuels de tout poil nous en parlent depuis longtemps. Lorsque nous nous présentons, l’une des premières questions que nous posons est : « Tu fais quoi dans la vie ? », sous-entendu : quel métier. Cette question récurrente fait couler beaucoup d’encre. Parce que certains s’interrogent sur la meilleure réponse à donner, mais aussi parce qu’elle est le symptôme le plus immédiatement visible de l’importance du travail dans nos vies. Certains le critiquent, le déplorent, d’autres le glorifient, mais tous ou presque s’accordent sur le fait que le travail est un mode de réalisation de soi. En effet, il occupe nos esprits, nos journées ; il conditionne (ou presque) notre niveau de vie. Bref, il est central et fait partie intégrante de notre existence.

Mais ici, à Nuit Debout, cette question n’apparaît qu’en de très rares occasions. Nous lui préférons bien souvent la question « Et toi, tu fais quoi sur la place ? », ou encore « Et sinon, t’es dans quelle commission ? ». Ceci en dit long sur le niveau d’implication de certains d’entre nous !

Mais au-delà de la simple et heureuse preuve de ce que le mouvement est parti pour durer, ce changement est, à mon humble avis, un phénomène plutôt rare. Des gens ont changé leur vision d’eux-mêmes, mais aussi leurs critères d’évaluation des autres. La question se pose alors de savoir quel mécanisme a permis un tel prodige. Comment ces gens en sont-ils venus à revoir jusqu’à leur définition d’eux-mêmes ? Car il s’agit bien de ça finalement, non ? Un nouveau mode de réalisation de soi ?

Alors allons-y joyeusement, et cherchons la cause des causes.

Une première hypothèse serait que nous n’étions pas spécialement attachés à cette partie de notre identité, voire que nous voulions nous en débarrasser. C’est que nous avons parfois des métiers dégradants qui ne nous permettent pas de pleinement nous épanouir. Hypothèse crédible, mais je pense cependant que ce n’est pas tout à fait exact. S’il est vrai qu’une partie d’entre nous a un métier peu enviable ou se trouve confrontée à un chômage rude, j’ai tout de même trouvé sur la place beaucoup d’avocats, de professeurs, de médecins, d’artistes… Certes, ils critiquent volontiers les conditions dans lesquelles ils travaillent, mais ils parviennent tout à fait à en tirer de la satisfaction voire de la fierté.

Une seconde hypothèse serait que ce mouvement nous a donné un but, un rôle, un objectif. Mais là encore, si certains sont peut-être visionnaires et ont la réponse à cette question, la majeure partie d’entre nous semble ne pas savoir quel avenir nous réserve Nuit Debout, ni même quelle est la véritable utilité de ce que nous y faisons. De là à parler d’objectif…

Mais finalement peut-être est-ce là le véritable élément déclencheur – l’incertitude et l’imprécision. Nuit Debout n’est pas vu de la même façon par toutes et tous, et il est fréquent que de lectures contradictoires du mouvement naissent des débats, souvent stériles. Il me semble que cette forme aux contours flous permet à qui le souhaite de voir en ce mouvement un petit bout de ce dont il rêve. Un coin de ciel bleu. Un truc magique aux multiples visages qui nous offre une nouvelle identité. Celle dont nous rêvions. Une identité qui, même si elle a une part d’illusoire, revêt pourtant bien plus de sens que la précédente.

République (panoramique 2)
Raphaël Georgy/DR

À Nuit Debout, un grand nombre de personnes prennent la parole sans savoir de quoi elles parlent. C’est surtout le cas dans les commissions thématiques. Des gens plus éclairés sur le sujet les regardent d’un œil tantôt moqueur, tantôt réprobateur, en se disant qu’il faut gentiment les laisser parler pour très vite repartir sur des sujets, disons-le, un peu plus sérieux. Des sujets que ces érudits connaissent bien puisqu’ils les défendent bec et ongles depuis des années. Je parle bien sûr de vous, mes chers syndiqués.

Cependant, je pense (et ça n’engage que moi) que ces personnes aux idées déraisonnables ne sont pas spécifiquement stupides, et que la raison pour laquelle elles avancent des idées aussi contestables tient au fait qu’elles étaient jusque-là « dépolitisées ». J’entends par là que  jusque-là ces gens n’avaient pas eu droit à la parole, donc pas de raisons réelles de repenser le système, ou même simplement de le penser. Ces personnes qui défilent sur la place de la République ont pour la première fois cette occasion-là, l’occasion de prendre la parole, de devoir construire un discours, se cultiver et cultiver leur propre sens critique. Ce dépolitisé, cet ignorant dont je vous parle, c’est moi.

Bien loin de moi l’idée de vous critiquer, vous les érudits, révolutionnaires de la première heure, contestataires jusqu’à la mort, qui luttent et œuvrent pour nous. Mais hélas, je critique votre influence sur la place.

Premier problème, vous accaparez la parole lorsque vous apportez vos idées (par ailleurs très intéressantes). Vous qui parlez déjà si souvent ! Vous brisez cet espace de libre discours en centrant le discours sur vos idées. Des idées que ne partagent pas ces dépolitisés, qu’ils ne construisent pas. Des idées qui ne permettront pas de les repolitiser.

Second problème, de par votre influence, des commissions commencent à prendre position et à revendiquer. À revendiquer vos idées. Mais qui peut-on espérer voir les défendre ? Ceux qui les partagent, évidemment ! C’est-à-dire ceux qui les ont pensées, construites, autrement dit les syndiqués… Ces revendications chassent de la place publique toutes celles et ceux qui ne les connaissent pas, toutes celles et ceux qui ne s’y reconnaissent pas. Ceux et celles que l’on n’entend jamais.

Par ailleurs, ce modèle dans lequel il faudrait revendiquer est particulièrement générateur de tensions, et en proie à des ambitions douteuses. En effet, une fois que l’on commence à formuler l’idée qu’il faut revendiquer, la question se pose de ce qu’il faut revendiquer précisément ! C’est-à-dire quelle idée parmi celles que vous nous apportez triomphera des autres. Il s’agit en soi d’une « opposition des discours » (et de s’interroger sur qui portera ce discours par la suite…). Si, en revanche, ces commissions refusent de revendiquer, alors toutes les idées se valent. Un discours se construit, mais par l’intermédiaire de différentes voix, donc en suivant différentes voies. Les prises de parole ne sont plus nécessairement en opposition. Lorsqu’on donne son point de vue, on souhaite avant toute chose le partager et le voir évoluer. Il s’agit alors de la « pluralité du discours ».

J’entends régulièrement parler « d’émancipation des citoyens ». Je trouve étrange que cette émancipation passe par notre aliénation à vos idéologies. Vous ne nous laissez comme choix que de vous suivre ou de partir.

De nombreux arguments sont en faveur de la pluralité du discours : elle déroute les politiques et les médias, suscite la curiosité, appelle à l’égalité des participants, favorise les convergences, permet d’apprendre et de découvrir d’autres modes de pensée et, finalement, se trouve à l’origine d’un discours nouveau. C’est une forme de débat qu’on ne trouve pas vraiment hors de la place.

Alors, chers camarades syndiqués, je vais tenter d’utiliser une formule qui vous sera peut-être plus familière : dans ce contexte de dépolitisation de la majorité de nos concitoyens, face au spectacle de foire d’empoigne vers lequel vous nous dirigez, il est grand temps de mettre le holà. Revendiquons de ne pas revendiquer (1). Ne faisons pas de nos camarades ignares des laissés-pour-compte de Nuit Debout. Laissons la parole à chacun. Écoutons-nous, c’est la base d’une bonne entente.

Comme disait Bourdieu, les structures déterminent le champ des possibles. Vos idées trop précises et clivantes définissent le contour du mouvement. Elles nous ôtent ce contour flou de Nuit Debout sur lequel nous fondions nos espoirs. Nous qui étions si heureux de pouvoir nous retrouver pour découvrir les idées de chacun… Aujourd’hui malheureusement vos directives remettent en cause l’identité citoyenne qui émerge de Nuit Debout.

Andrew.

(1) Ce qui n’est pas sans rappeler l’apostrophe de Frédéric Lordon (« Nous ne revendiquons rien ») – NDLR.

Crédits photos:

  • République (panoramique 2): Raphaël Georgy
  • Orchestre Debout: Stephane Burlot

2 réactions sur cet article

  • 12 mai 2016 at 6 h 48 min
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    bonjour je suis d’accord avec Andrew sur le début à savoir que Nuit Debout est une idée aux contours flous, un rêve (pas que pour ceux qui y participent mais aussi pour les personnes qui en entendent parler et c’est pour cela que NUIT DEBOUT a une importance qui ne se mesure pas à des AG sur les places mais à ce qui infuse partout). A savoir aussi qu’on se lève chaque matin déboussolé, qu’on se dit qu’on est sans dessus-dessous, que ce mouvement nous change; nous retourne, nous habite, nous modifie, nous questionne tellement qu’on se demande pourquoi on a tenu autant le coup « avant ». Et chaque jour on continue à voir tout autrement, s’étonner et s’enthousiasmer de tout cela…
    Je suis d’accord avec la parole libre et qu’il faut refuser celle qui est formatée et qui pousse à revendiquer. CEPENDANT :
    C’est là qu’il faut faire la part des choses : On revendique auprès de qui et quoi ?
    les 25 h ? les 38h ?( par exemple) NUIT DEBOUT c’est tout le temps, elle n’a pas de sujet (son travail par exemple) ni d’interlocuteur (un patron par exemple)
    alors si un syndicat nous pousse à manifester (par exemple) c’est, pour NUIT DEBOUT, l’occasion de faire tomber les vieilles structures de l’Etat.
    C’est ça l’objectif
    Et c’est pas en parlant tout le temps sur des places qu’on y arrivera.
    Donc les syndicats comme levier de NUIT DEBOUT et l’inverse, c’est un « mixte » qui prend la rue. Agir.
    On peut tenir des panneaux : » nous ne revendiquons rien » et aussi « société bye bye ». Certains voudront la refaire autrement d’autres n’en voudront plus du tout… Mais se mêler aux autres, forcer à ce qu’il se passe quelque chose hors des places (car tout le monde ne peut ou n’ose y venir) en allant vers…tous…
    Fanny

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