Les Nuit Debout doivent-elles rester sauvages ?

Bourse du Travail 12 avril (Lordon et Graeber)
Frédéric Lordon et David Graeber – les Nuits Debout doivent-elles rester sauvages ?
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EXPRESSION DEBOUT – Le 12 avril, à la Bourse du Travail de Paris, a eu lieu un débat entre l’anthropologue américain David Graeber, activiste du mouvement Occupy Wall Street, aujourd’hui professeur à la London school of Economics, et Frédéric Lordon, économiste et philosophe, qui compte parmi les initiateurs du mouvement Nuit Debout. Le texte qui suit revient sur ce débat #OccupyRépublique.

Miroir, mon beau miroir ? Regard sur la Nuit Debout à l’heure de l’introspection collective.

Voici plusieurs semaines que Nuit Debout occupe la place de la République. L’organisation de ce camp de base commence à bien être rodée. Chaque jour on vient participer à l’organisation ou à l’AG, libérer la parole. Cette tribune d’expression libre, c’est l’innovation phare du mouvement. Ça fait du bien ! C’est un véritable espoir de voir que, vous, elles/eux, moi ne sommes pas seuls à refuser la résignation dans laquelle nous pousse la société actuelle. Mais si nous convergeons, chaque soir, à République, est-ce seulement pour vider notre sac au milieu d’une arène de personnes qui ressentent et expriment cette même nécessité ? Évidemment non, mais de la parole à l’acte, où en sommes-nous ?

« Que voulons nous vraiment ? »

Cette question, je me la posais déjà depuis quelques jours car j’avais la sensation que le mouvement n’évoluait plus, qu’il était en train de se reposer sur les lauriers du fonctionnement « AG + commissions quotidiennes ». Certains commençaient à insister, pour créer l’ouverture, sur la nécessité d’aller soutenir des initiatives externes. Le grand changement, c’est qu’ils lançaient désormais des appels à des rassemblements ciblés (avec les cheminots à Saint-Lazare, des associations de quartiers nommées, les réfugiés à Stalingrad, les sans-papiers…).

De la parole à l’acte, n’est-ce pas là que le bât blesse encore ? Ces initiatives rassemblent encore trop peu de deboutien-n-e-s, en ce sens qu’elles rassemblent surtout ceux et celles d’entre nous qui en sont déjà coutumiers. Il faut certainement du temps pour rentrer tout à fait dans le rôle du citoyen actif. Et, précisément, ces initiatives sont un bon entraînement, une occasion à ne pas manquer car elles ne se représenteront pas de sitôt si nous n’allons pas y contribuer. C’est par là que débute l’apprentissage auquel nous prétendons accéder, le micro bien en main, pendant les AG.

Ce mardi 12 avril, je me rendais à la Bourse du travail pour écouter le débat Lordon-Graeber « Occupy République » qui visait à prendre un peu de recul sur le mouvement pour mieux réfléchir à ce qui lui permettrait de durer dans le temps. Les réflexions étaient nourries par l’étude des points forts et des écueils des mouvements ayant précédé Nuit Debout : les Indignés espagnols et Occupy Wall Street.

« Que voulons nous vraiment ? » demande Lordon. Encore cette question. Les médias nous accusent actuellement d’être bien mignons avec nos bonnes intentions, mais incapables d’en produire une synthèse: « Nuit Debout, des gens remontés qui ne savent pas bien ce qu’ils veulent à part exprimer leur mécontentement ».

Pour certains, cette absence de synthèse collective est une fierté, ce qui nous rend incontrôlables. Une force, en somme. Mais que contrôlons- nous vraiment au-delà d’un débat entre sympathisants du mouvement ? Ce genre de gros titres devrait nous interpeller. Ils poussent à l’introspection. Et il en faut, évidemment (ne lésinons jamais là-dessus) pour rester lucides. Bien sûr, personne n’est individuellement en mesure de dire ce que veut Nuit Debout : c’est un travail collectif de synthèse. Or, actuellement, nous sommes dans le déni le plus complet vis-à-vis de ce travail.

Comme si le fait de synthétiser le mouvement, le structurer en somme, emportait nécessairement la destruction de la diversité qu’il renferme ! Mais c’est tout le contraire ! Cette synthèse est nécessaire si l’on veut que cette diversité produise des effets. Et seule la production d’effets donnera au mouvement les moyens de durer.

« La difficulté, c’est que la Nuit debout soit directement absorbée par l’AG. Par intransigeance horizontale, elle n’arrive pas à dépasser le stade de l’AG permanente. L’AG est le poumon de la Nuit Debout. Pas de Nuit Debout sans AG. Mais si Nuit Debout s’arrête à son AG, elle n’aura pas de productivité. On tombera dans le ravissement de soi, aggravé par l’homogénéité sociale, et dans l’improductivité » — F. Lordon.

L’homogénéité sociale ? C’est vrai qu’on a des participants de tout âge, sexe, origine. Mais quid du plan social ? Pour faire preuve de franchise, on doit bien reconnaître que cette diversité est très mal représentée ! Petit test : dans votre entourage proche ou lointain (familial, amical, professionnel etc.), pouvez-vous dire qu’une très large majorité se préoccupe sincèrement de l’engagement citoyen que voudrait incarner Nuit Debout ?

Tirons-en quelques leçons pour réagir, avant de nous heurter aux les différents écueils qui guettent le mouvement.

« Nuit Debout déjà en partie verticalisée mais d’une façon insuffisamment efficace. »

Pour ou contre la structuration institutionnelle du mouvement ? C’est une fausse question. 
« Le fait institutionnel est inhérent au collectif. Il ne faut pas se raconter d’histoires : même l’assemblée générale de Nuit Debout est en partie verticalisée. Elle est déjà institutionnalisée. On ne fait pas n’importe quoi : il y a une règle du temps de parole. La règle selon laquelle nous nous soumettons aux règles sur lesquelles nous avons délibérées collectivement, c’est une forme institutionnelle ! Il y a un modérateur dont nous respectons les consignes, nous reconnaissons qu’il faut nous inscrire de manière ordonnée sur la liste du tour de parole etc… donc ce n’est pas la

« Question : pour ou contre les institutions ?  Si on reste là-dedans on ne fera aucun progrès. La seule question pertinente c’est celle des formes des institutions que nous nous donnons. Avoir un organe distinct en charge des questions stratégiques n’est pas en soi un problème. Le problème vient s’il s’autonomise et ne répond plus de rien. Mais désigner un porte-parole ne pose aucun problème s’il est : 1) élu (ou tiré au sort)
 2) mandaté
 3) contrôlé 
4) révocable » — F. Lordon.

« Se doter d’une institution démocratique ayant le pouvoir de produire des réflexions stratégiques pour éviter de tomber dans une dynamique régressive et nombriliste ».

L’AG est un lieu de libération de la parole. « Mais ce n’est pas en AG, à deux mille personnes, avec deux minutes de temps de parole, qu’on a des débats stratégiques ». Ce n’est pas la fonction de l’AG, et il n’est pas question de revenir sur cela. Il faut une autre institution dont l’action se conjugue avec celle de l’AG pour la compléter.

Voici les propositions qui sont ressorties le 12 avril 2016 de ce débat à la Bourse du Travail République; à chacun de se faire sa propre opinion.

  • Il faut que le mouvement se dote de lieux adéquats pour avoir des débats stratégiques (sous forme d’une commission supplémentaire s’il y a lieu ?) et il ne faut pas redouter l’organe distinct au motif que ce serait là le germe d’une future captation, d’une future séparation. De toute façon, des organes distincts, la Nuit Debout en a déjà. Bien sûr, ils n’effraient personne car il est question de la cuisine, de la sono et de la Sérénité. Un organe distinct où se joue la stratégie, c’est quelque chose de beaucoup plus sensible. Mais la prise en charge de cette fonction, tout à fait stratégique pour produire de véritables effets dans le champ politique, est indispensable.

Cet organe distinct peut parfaitement répondre devant l’Assemblée générale lors de sessions particulières dédiées à un seul objet. Cet organe, c’est la chose à inventer pour éviter au mouvement de tomber dans une dynamique régressive et nombriliste. C’est l’enjeu du moment.

  • Il faut faire évoluer les institutions en permanence. C’est une condition d’existence des Nuits Debout.

Les institutions de Nuit Debout sont vouées à évoluer en permanence pour accompagner le développement du mouvement, sinon celui-ci ne se développera pas et finira par retomber comme un soufflet, déserté par ses propres participants en réaction à leur propre incapacité à franchir les obstacles. En réalité, c’est bien le perfectionnement du processus d’institutionnalisation qui donnera aux Nuits Debout les moyens de produire quelque chose d’incontournable dans le champ social et politique.

  • Il  importe de choisir ses institutions pour éviter le retour à l’écurie électorale

Évidemment, si on veut éviter de retomber dans un modèle de parti façon Podémos, il faut penser, à l’occasion de ces différentes phases d’institutionnalisation, les nouvelles formes institutionnelles capables de préserver la diversité des valeurs/ intérêts qui émergent au sein de Nuit Debout. La discussion sur ces formes institutionnelles peut être longue mais elle doit absolument déboucher sur un vote, quitte à modifier par la suite les institutions créées via un nouveau vote. Les propositions formulées à la Bourse du Travail offrent des pistes de réflexion mais ne préjugent d’aucune forme institutionnelle particulière. Elles éclairent seulement les grandes fonctions à prendre en charge (le débat stratégique, politique) et les moyens de contrôle des participants sur la nouvelle institution (mode de désignation démocratique / mandat circonscrit / nécessité d’un mécanisme de responsabilité / comptes rendus / modalités de révocation en cas de débordement de ses pouvoirs par l’institution). Ce travail est un passage obligé pour atteindre les objectifs auxquels nous aspirons. Donnons-nous les moyens de nos prétentions.

  • Il faut des victoires intermédiaires à la rédaction d’une nouvelle constitution : appel à la créativité

« Entre militantisme de centre urbain improductif et retour à l’écurie électorale, quelle échappatoire ? Pour grossir et éviter de retourner dans les institutions actuelles (largement mises en cause par le mouvement), une des seules idées proposées fut de « refaire nous-mêmes les institutions dans lesquelles nous retournerons après (les avoir rénovées) ». C’est-à-dire rédiger une nouvelle Constitution. Mais attention ! La nouvelle Constitution n’est pas le tracteur absolu du mouvement. Écrire une constitution est un travail de longue haleine. Plus on va dans le détail, plus il faut prévoir un résultat à un horizon très lointain. Ce qui implique une gradation du mouvement entre son point de départ (loi El Komri) et d’arrivée (la nouvelle Constitution). Entre les deux, il faut faire marcher son imagination : interpeller les médias par exemple (pour faire en sorte de remettre toute une série de thèmes à l’agenda politique). Nous devons faire entendre que ces sujets, nous les voulons absolument. À chacun de choisir son menu en fonction de son appétit politique. » — F. Lordon.

– « Il faut une gradation dans les objectifs que nous nous fixons, plein de victoires intermédiaires qui accompagnent le développement du mouvement et qui sont indexées sur la quantité de puissance que nous sommes capables de rassembler. »
– « Au sein de Nuit Debout, le thème de la convergence des luttes – qui a trait au rassemblement de cette quantité de puissance – a reçu une bien plus grande importance que dans Occupy et Podemos. 
C’est une particularité importante du mouvement français. Évidemment, les gens ne vont pas nous rejoindre spontanément dans notre isolat social donc il faut aller à eux, pas en envoyant des missionnaires d’éducation à la démocratie sociale, évidemment, mais il faut trouver une solution pour aller à leur rencontre. »

Frédéric Lordon plaide pour que la République soit un camp de base : « Régulièrement on part pour des raids, dès que possible en fait. Si un appel est lancé à la grève ou à la mobilisation, il faut y aller. Que toute la Nuit Debout se déplace. C’est comme ça que la mayonnaise prendra. Avec les cheminots à Saint-Lazare, avec les quartiers à l’appel des associations locales etc. Dans le registre « Leur faire peur », cette convergence-là (avec les banlieues), leur fout une trouille verte. »

Texte envoyé par la Commission Droit Avocats Debout.

Pour en savoir plus sur cette commission,

lire notre article : Que fait la Commission Droit Avocats Debout ?

Crédits photos:

  • Bourse du Travail 12 avril (Lordon et Graeber): Politis

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