Après la nuit viendront les lendemains qui chantent

TRIBUNE – Où nous mènera Nuit Debout ? Certains répondent « nulle part », et le mouvement leur paraît déjà discrédité. Nuit Debout, anarchique, égalitaire, spontanée, ne recherche pas de représentant politique, ne s’organise pas; il est donc légitime de s’inquiéter de son efficacité.

Nous nous rassemblons chaque jour, nous discutons debout dans le froid, nous travaillons en commission, des heures durant, nous écoutons parler des inconnus au cours d’assemblées générales immenses. Nous ne sommes pas inefficaces : nous donnons de la nourriture et des vêtements aux migrants de Stalingrad ; nous produisons des reportages et nous réinventons les médias ; nous acquérons des connaissances – sur la loi, la Constitution, l’éducation, la situation des hôpitaux ou celle des ouvriers PSA; nous apprenons à débattre et à prendre des décisions collectivement ; nous récrivons la Constitution. Nous ne sommes pas inefficaces, et pourtant nous refusons qu’on nous donne des ordres, nous refusons que nous échappe le pouvoir que nous avons pris. Nous ne voulons pas nous choisir de représentants, mais nous voulons continuer à faire corps ensemble, nous, ces milliers d’inconnus souvent en désaccord mais qui apprennent à se connaître. Nous voulons continuer à faire corps et à décider par nous-mêmes.

Nous ne voulons pas que les journalistes nous disent qui écouter, qui mérite notre intérêt. Nous ne voulons plus écouter les politiques aux avis si prévisibles, le philosophe à la mode depuis trente ans ou l’expert autoproclamé que les chaînes TV s’échangent. Nous voulons écouter tout le monde : les anonymes qui se succèdent au micro, qui souvent n’ont pas l’habitude de parler, et dont on ne peut connaître les idées sans les écouter attentivement; mais aussi les commissions, au sein desquelles le niveau des discussions s’élève chaque jour.

Nous ne voulons pas que les politiques choisissent à notre place, à rebours de ce que nous espérions en votant. Ils démantèlent le Code du travail, conquis de haute lutte par les travailleurs. Ils prennent l’argent de l’éducation prioritaire pour l’affecter aux armées. Ils font la guerre au Mali, en Libye, en Afghanistan. Ils adoptent un traité constitutionnel que nous avons refusé par référendum. Nous ne voulons pas qu’on choisisse à notre place : nous voulons faire de la politique. Nous ne voulons pas qu’on nous donne des ordres, qu’on nous oblige à agir contre nos goûts, nos idées ou nos envies.

Nous voulons l’autonomie. Et nous l’expérimentons au quotidien depuis le 31 mars sur la place. Nous ne déléguons pas le pouvoir, nous ne déléguons pas la parole : nous nous réapproprions tout. Nous regagnons tout.

Comment s’achèvera Nuit Debout ? Les commissions, autonomes, continueront peut-être à exister si l’Assemblée populaire se vide peu à peu. Nous pouvons choisir d’élire des représentants pour participer à des élections. Nous nous allierons peut-être aux syndicats et aux partis qui récupéreront le mouvement. Nous obtiendrons peut-être un changement constitutionnel par un immense élan populaire. Nous obtiendrons peut-être le retrait de la loi travail, et peut-être nous essoufflerons-nous ensuite.

Au micro de l’Assemblée, quelqu’un a dit : « Ce serait terrible que Nuit Debout ne nous laisse que de bons souvenirs ». Elle ne nous laissera pas que des souvenirs. Quelle que soit la fin, je suis convaincu que l’expérience politique de liberté et d’égalité que nous vivons place de la République, l’expérience de l’autonomie, transforme nos cœurs. Nous nous réunirons à nouveau. Cette expérience restera dans la mémoire de tous ceux qui auront participé ou assisté à Nuit Debout, et les poussera à changer notre société. Si nous revenons à la politique des partis malhonnêtes et des élections décevantes, nous n’oublierons pas que nous pouvons choisir, et que nous pouvons nous gouverner nous-mêmes. Nous nous souviendrons de ces jours où où personne ne nous donnait d’ordre et où une énergie incroyable se dégageait des dizaines de commissions qui travaillaient à un nouveau monde. Même si Nuit Debout ne nous apporte rien demain, ces souvenirs et cette certitude de pouvoir être libres nous resteront. Nous plantons des graines qui un jour vont éclore. Nous nous soulèverons alors pour changer de constitution, de médias, de système économique. Nuit Debout nous mènera à une nouvelle société car on ne revient pas facilement à l’antique esclavage. Après la nuit viendront les lendemains qui chantent.

Raphaël, Commission Savoir-Faire des Luttes

(photo Floryan Reyne)

Crédits photos:

  • Après la nuit: Floryan Reyne

Une réaction sur cet article

  • 25 avril 2016 at 14 h 45 min
    Permalink

    Bonjour, je comprends bien votre ressenti et vos intentions, Quand j’étais étudiant, on avait occupé jour et nuit notre université et on manifestait dans les rues. Aujourd’hui, j’ai 48 ans, je me retrouve avec 860 euros par mois, sans emploi, c’est très difficile de retrouver un emploi et un logement Je suis encore chanceux par rapport à des personnes jeunes et moins jeunes qui gagnent encore moins que moi.. J’ai longtemps travaillé comme éducateur spécialisé puis comme comédien. Je vous félicite pour ces forums publics que vous avez réussi à mettre en place, et cette possibilité que vous offrez à chacune et chacun de s’exprimer librement. Je comprends votre désir de ne pas être récupérés. De nombreuses personnes souvent dans l’ombre travaillent dans ce même sens, moi-même en tant qu’éducateur et comédien, je pense par exemple au mouvement ATD Quart Monde, au Théâtre-Forum, à Terre et Humanisme de Pierre Rabhi.. J’avais créé une troupe de théâtre avec des personnes sans domicile, « Le Petit Théâtre de la Vie », celles-ci pour la première fois de leur vie montaient sur une scène de théâtre et pouvaient prendre publiquement la parole, raconter leur parcours, elles retrouvaient une dignité, une place dans la société. Je pense que nous pouvons être plus forts si nous nous allions, quelque soit notre âge. Cela ne signifie pas qu’un mouvement prendra le pouvoir sur un autre. Nuit Debout est votre initiative et elle le restera, vous avez eu le courage d’occuper les places publiques. Si nous nous demeurons chacun isolés dans le propre mouvement que nous avons impulsé, nous sommes plus faibles, plus fragiles, et parfois nous disparaissons peu à peu, ce qui s’est produit pour la troupe de théâtre que nous avions créée. Les média parlent peu de tout ce qui se fait aujourd’hui sous l’impulsion de Pierre Rabhi, ou des actions menées par ATD Quart Monde, ou encore des Amap, et encore moins des initiatives personnelles… J’ai la sensation qu’il manque des liens, des relations, des échanges, des concertations, un partage entre tous ces mouvements, qui de ce fait se retrouvent peu médiatisés. En quittant la Place de la République après avoir assisté à une commission, je reprenais mon train Gare de l’Est pour rejoindre Longueville, prendre le bus et arriver à la petite ville où je suis hébergé actuellement, Bray-Sur-Seine, perdue au milieu des champs, très peu desservie par les transports en commun, une petite ville dans un état catastrophique, touchée par le chômage. Je voyais toutes ces nombreuses personnes prendre le train après leur journée de travail, c’est comme si je voyais trois mondes différents: toutes celles et tous ceux qui se rencontrent sur la Place de la République échangent, prennent la parole, s’informent, agissent pour construire une société équitable, puis toutes celles et tous ceux qui ont la chance d’avoir un travail, cherchent à le garder, pensent d’abord à eux, leur famille, à protéger ce qu’ils ont, sont dépendants de la routine quotidienne « métro-boulot-dodo » pour vivre, et se reposer, se détendre le week-end, s’offrir des loisirs si leur budget le permet, puis toutes celles et tous ceux que je peux voir dans cette petite ville de Bray-Sur-Seine sans emploi, déprimés, en marge de la société, qui trouvent de petits moments de bonheur au bistrot en buvant l’apéro et en jouant au tiercé. Trois mondes, on pourrait en décrire de nombreux, des mondes séparés, souvent qui s’ignorent, se connaissent peu, ont du mal à communiquer, à se comprendre, chacun juge alors l’autre sans faire l’effort de le connaître. Je pense qu’il manque des relations entre ces mondes. Votre mouvement Nuit Debout s’efforce, je crois, de créer des liens entre ces mondes. Pas de récupération mais du lien, à mon sens, pour être plus forts ensemble! Bien amicalement, Thierry.

    Reply

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *