Fiction Nuit Debout : Le sourire de Marianne

Mouloud Akkouche est un écrivain français qui a publié dans son blog de Médiapart une fiction inspirée des propos d’une femme croisée place de la République. Elle pestait contre les « crasseux » qui squattaient la place, remontée aussi contre la maire de Paris. Sûr que cette fiction ne lui plairait pas du tout, ainsi qu’à certains riverains en guerre contre Nuit Debout… Qu’en pense Marianne ?

Il nous autorise aimablement à reprendre son récit.

Née place de la République. Un matin de printemps 1931, dans cette chambre. Une chambre jamais quittée. A part deux ans en exil avec mes parents et ma sœur. Partis nous planquer dans un village du centre de la France. Une petite parigote en pleine campagne. J’avais très peur du silence. Surtout la nuit. Ma sœur, toutes deux dans le même lit, me rassurait. Elle me disait de fermer les yeux et décrivait ce qui se passait dans notre quartier. Une vraie conteuse, imitant parfaitement la voix de certains de nos voisins à Paris. Je m’endormais comme si j’allais me réveiller dans ma « vraie » chambre. J’aimais bien Marcel et Jeannette, le couple de paysans qui nous avaient accueillis. Pas un jour sans qu’ils ne s’engueulent pour des broutilles. Parfois, il sortait son accordéon. Je l’accompagnais au violon. De bons moments, avant que nous soyons dénoncés. Mes parents et ma sœur furent déportés. A la libération, je suis revenue chez nous. Revivre dans un appartement devenu trop grand, cohabiter avec le silence des absents. Seule survivante du musée de mon enfance. Une enfance volée. Mes yeux se fermeront sur la Répube.

Cette République qui m’a aimée et détruite. Ma chair sait qu’elle peut-être  capable du pire et du meilleur. Comme les foules spontanées ou organisées. Mon histoire, celle de ce pays et de certains de ses habitants, m’a appris à m’en méfier. J’en ai vu passer beaucoup de ma fenêtre. Des foules haineuses ou pacifiques. Jamais je ne m’y suis mêlée. Pourquoi cette distance ? « Pour vivre heureux, faut vivre caché. » L’un des grands principes de Papa. Une injonction elle-même héritée de sa propre mère. Heureux et cachés de génération en génération. Tout allait bien. La famille à l’abri des foules. Juste qu’à ce jour où il fallut quitter en urgence notre belle Répube, s’exiler loin des barbares nazis et de leurs collaborateurs très zélés. A mon retour, j’ai repris le flambeau de l’effacement parental. Très obeïssante. Employée modèle dans la même boîte, jusqu’à la retraite. Collègue parfaite, voisine silencieuse. Pas un bruit, ni un mot de trop. Citoyenne fantôme.

Pas comme tous ceux qui s’amassent sous mes fenêtres. Fort heureusement en double-vitrage. Chaque soir, ils se retrouvent sur la place. Ils ont même installé des tentes, éclairées à la nuit tombée. Parfois, on aperçoit des silhouettes dansant derrière les toiles. Certains sont assis à même le sol. Ils agitent leurs mains à la manière des sourds-muets. Un aller-retour permanent de gens, surtout des jeunes souvent en grappe. Première fois que je vois ce genre de foule, rivée à la place et pourtant comme en mouvement. Une espèce de manifestation immobile, un défilé qui ne serait jamais parti .Marianne devenue un gigantesque aimant. Elle attire des citoyens de partout. Une cour des miracles au pied de mon immeuble. Parfois, ça me fait peur. Une peur irrationnelle. Et plus personne pour me rassurer dans mon lit.

Combien de temps resteront-ils  sur la place ? « Ils sont agressifs et crasseux. On peut plus vivre normalement, comme avant. De vrais fachos qui ont volé notre espace public. Faut qu’on s’organise. On ne peut pas se laisser faire. Nous devons résister. » Des gens de mon immeuble ont fait circuler une pétition. Ils veulent que le gouvernement et la mairie les chassent d’ici. Je l’ai signée. Moi aussi, je trouve que ça fait désordre. Impensable de laisser prospérer un bidonville sur notre si belle place de la République. Plusieurs riverains, ont décidé de créer une association. Ils m’ont demandé d’adhérer. J’ai accepté. Pour ne pas être mal vue des copropriétaires.

En plus, ils sont tous très gentils avec moi. Beaucoup bossent à la télé, dans la presse écrite, ou sont dans les affaires. Des bobos comme on dit de nos jours. Je suis la plus ancienne de l’immeuble. Sans doute aussi de la place. Et sûrement aussi une des plus pauvres. Mon seul patrimoine se résume à cet appartement très spacieux. Certes, il représente beaucoup d’argent. Nombre d’agents immobiliers, ainsi que des voisins, ont essayé de me pousser à le vendre. En vain. J’y finirai mes jours. Qui en héritera ? Un vrai souci car, n’ayant aucune famille, pas d’amis ; à qui le transmettre ? Il faut que je m’occupe de ça. Chaque fois, je repousse. Incapable de régler ce problème. Comme si la mort n’était pas définitive ; un nouvel exode pour revenir chez nous. Ces murs, depuis mes ascendants fuyant les pogromes russes jusqu’à l’exode de notre famille en France, sont tapissés d’une carte d’un pays invisible : l’exil. Chaque mètre carré de l’appartement est un témoin muet de la douleur, transmise sans un mot, d’êtres à jamais intranquilles. Confinés dans une salle d’attente à ciel ouvert.

Peut-être une bêtise d’une vieille sénile; je les envie « les crasseux » d’en bas. Bien sûr, je ne l’ai pas dit à mes voisins qui les haïssent. Surtout un couple qui ne cesse de prendre en photos les rues avec des poubelles débordantes de canettes de bière et autres détritus. Ils traquent la moindre déprédation pour collecter les traces à charge contre les squatters. Ça me fait rire car c’est la famille la plus dégueulasse de l’immeuble. Leurs gosses ne cessent de balancer des objets dans l’arrière-cour. D’après la gardienne, ils passent leur temps à fumer de la drogue dès que les parents ont le dos tourné. Des sales gosses qui ne disent jamais bonjour. Et leur père gare systématiquement son 4X4 n’importe comment dans l’entrée. Mais le mari et la femme connaissent plein de monde haut placé. Pour ça que personne n’ose rien leur dire. Moi aussi, je me tais. Aucune envie d’avoir des ennuis.

Jamais ils ne sauront que je suis si heureuse de passer mes nuits à regarder la foule de Nuit Debout. Un spectacle qui me change de la télé. Une marée humaine permanente. Comme d’avoir le monde à domicile. Ce monde que j’ai traversé toute mon existence, sans faire le moindre bruit. A vivre cachée. Pas comme eux «les crasseux» et d’autres qui, ici ou là, n’hésitent pas à crier, se révolter, rire… Rappeler qu’ils sont vivants, tous copropriétaires du présent. Libérés du passé et de l’avenir agité comme un chiffon sombre ou chargé de promesses de changement. Souvent les mêmes, technocrates ou politiques cyniques interchangeables, qui agitent ce leurre. Un leurre qui ne semble plus anesthésier ces milliers de jeunes, bien décidés à ne pas laisser le temps au temps. Pourquoi fidèles à ce rendez-vous tous les soirs ?

Peut-être que chaque nuit est une victoire, des parcelles de territoires peu à peu reprises aux voleurs de démocratie. Ceux qui tirent toute la couverture à eux et leur famille. Quelque chose se passe sous mes yeux, et partout en France. Même ceux qui détestent les « crasseux » ont conscience d’un moment important de notre pays. Comme une indéniable rupture, un avant et après ces « insomnies collectives » sur des espaces publics. Les sans-culottes étaient aussi des « crasseux » pour Marie-Antoinette, me rabroua Max, mon seul voisin qui applaudit à la Nuit debout. C’est le commercial du troisième qui vit avec sa femme avocate. Ce souffle nouveau finira-t-il dans la boue et le sang comme à d’autres périodes de notre histoire ? Nouvel espoir, nouvelle impasse ? Nul ne peut le savoir aujourd’hui. Même ceux qui, spécialistes de tout et son contraire, sont sûrs de savoir. A chaque nuit, ses rêves. Marianne s’est-elle déguisée en phare ?

Qu’est-ce qui se passe ? Jamais je n’ai été dans cet état, entre sourire et larmes. Presque au bord du rire. Sans doute l’excès de Porto. Comme Papa et Maman, je me fais toujours un apéro en fin de journée. La dose a triplé depuis Nuit debout. Faut bien que je tienne jusqu’à très tard sur mon fauteuil, assise face à la baie vitrée. Les yeux grands ouverts d’une vieille solitaire. Pas que l’alcool qui est responsable. La fin ne va pas tarder à sonner sous ma poitrine. Que restera-t-il de mon histoire de femme ? Les photos sur ces murs au papier peint jamais changé. Mon violon. « Pas un jour sans jouer. » La seule prière quotidienne imposée par ma mère. Chacun avait d’ailleurs emporté son instrument en exode. Sauf le piano de Papa, toujours dans son bureau. Jusqu’à ce que l’arthrose colonise mes doigts, j’ai joué chaque jour. Au sein d’un quatuor de fantômes.

J’ouvre la porte-fenêtre. Plusieurs années sans avoir mis les pieds sur mon balcon. L’air est encore chaud de la journée. Marianne me sourit. Pas besoin de se parler pour se comprendre. Si longtemps qu’elle et moi sommes voisines. Gosse, je rêvais de grimper pour me tenir à côté d’elle. Comme les plus agiles l’escaladent lors des manifestations. Toutes deux avons vécu tant d’événements ensemble. Des plus festifs aux plus dramatiques. Inséparables. Marianne est sûrement heureuse de toute cette jeunesse à ses pieds. Une joyeuse énergie pour secouer les monarques de la République. Leur reprendre les clefs du pays ?

Quatre étages plus bas, la place est noire de monde. Certains dansent. D’autres marchent ou assistent aux débats improvisés. La fumée des barbecues s’élève dans le ciel étoilé. Qu’auraient pensé mes parents de ce foutoir  sur notre Répube ? Sans doute qu’ils n’auraient pas du tout apprécié. Pour eux, rien ne devait changer. Chaque jour semblable au précédent. Surtout ne jamais faire de bruit, des citoyens vivant sur la pointe des pieds. La peur à perpétuité de chaque exilé de tout perdre à nouveau, contraints de reprendre des routes incertaines. Errer avec un nœud au ventre. J’ai encore cette appréhension à 85 ans. Pourtant, cette nuit, je vais désobéir à mes parents. Couper le cordon de la crainte et du silence. Heureuse sans me cacher. Une femme enfin debout.

Mon violon au creux de l’épaule.

Mouloud Akkouche. 

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