Témoignage : un dimanche à l’accueil de la Nuit Debout

Camille Moulin (nom d’emprunt) est membre de la commission Accueil et Sérénité. Nous publions ici la première partie de son témoignage sur la vie de la Nuit Debout place de la République. Suivez son récit de la journée du dimanche 18 avril (#47mars).

Dimanche 18 avril (ou 47 mars, si on suit le calendrier de Nuit Debout)

J’ai rendez-vous à midi moins le quart place de la République. Cela fait plus de 15 jours qu’une armée de volontaires s’active, de façon parfois chaotique, pour transformer la place en utopie.

Une trentaine de personnes affronte une pluie froide, autour d’un caddie plein de cartons et d’un barnum replié (une de ces petites tentes carrées). Un groupe de CRS s’approche, et un dialogue s’engage calmement :

Vous avez l’autorisation pour monter votre tente ? Est-ce que l’on peut s’adresser à un responsable ?

Réponse unanime :

On est tous responsables, adressez-vous à nous tous !

Sourire amusé de certains policiers, qui attendent patiemment que des coups de fil soient passés. Nuit Debout n’est pas une association, n’a pas d’existence juridique ; quelle structure proposant son soutien au mouvement a déposé la déclaration de manifestation en préfecture pour aujourd’hui ?

– C’est le DAL, c’est le DAL (droit au logement), on peut s’installer à midi !
– Vous avez l’autorisation jusqu’à minuit ? Faut tout démonter à minuit, hein. Sinon tout ça, c’est poubelle !

On déplace les cartons, on déplace les bâches, tout en promettant aux représentants de la loi de ne rien installer avant l’heure dite, et de tout ranger douze heures plus tard.

Midi. Le montage des tentes qui vont permettre d’accueillir les événements du jour, autour du thème « agir aujourd’hui pour demain » commence. Chacun met la main à la pâte, quelle que soit sa commission, que ce soit en déployant les bâches ou en informant les gens sur le programme de l’après-midi. Le vent froid fait claquer les dents de certains, qui sautillent d’un pied sur l’autre. Une femme propose un atelier de découverte des chants révolutionnaires.

Tente
Tente

13 heures. D’autres groupes de personnes s’assemblent, attendant que le principal camion de la Logistique arrive. Ça discute de l’Assemblée Générale d’hier, de la venue cette après-midi de Richard Stallman (l’un des pionniers du logiciel libre), de la médiatisation du mouvement :

« les médias, ils ne parlent que de ce qui se passe mal, confie Frédérique. Ils ne présentent que trop rarement les initiatives positives qui peuvent se tenir sur la place ! L’Université Populaire qui réunit plus de deux cents personnes à chaque fois qu’elle se tient ? La bibliodebout ? Ça les intéresse pas, ça. Ils cherchent à montrer ce qui peut nous décrédibiliser, des images parcellaires qui donnent une mauvaise impression. Alors que ça ne se passe pas qu’à Paris ! À Marseille, à Morlaix, à Lille, les gens viennent expérimenter leur citoyenneté. À Grenoble c’est le maire qui finance les débats citoyens en assurant la propreté du lieu ! ».

Assemblée Générale - vote 48 mars
Assemblée Générale

Une discussion s’engage spontanément : si le premier objectif de la Nuit Debout était de faire converger les luttes autour de celle contre la loi Travail, le mouvement est rapidement devenu un « laboratoire de la libre-parole et de la démocratie ».

Mais, la question d’accueillir des personnalités médiatiques ou politiques divise, tout comme celle de dénoncer publiquement les violences en marge de la place. Alors, faut-il accepter l’argent du maire de Grenoble, permettre à tout le monde de venir sur la place, répondre au communiqué de presse du préfet de police ?

Le temps d’une cigarette, Alice de l’accueil (qui n’a pour le moment pas de tente mais qui s’installe quand même en dépliant une table) nous explique :

« actuellement, il faut une majorité des 4/5 à l’AG pour qu’une décision soit prise… Or il n’y a aucun consensus qui émerge, et la question du compte des voix est délicate. Donc, on a un peu de mal à avancer, surtout que moi et beaucoup d’autres, on n’est pas des oisifs, on fait ça sur notre temps de loisir ou de sommeil parce qu’on a un boulot à côté. Mais on réfléchit, on élabore des propositions de charte pour que ça se passe mieux. Et puis, malgré ce qu’on improvise, ce qu’on construit, on ne peut empêcher personne de prendre une initiative personnelle, même si celle-ci met en péril la pérennité du mouvement. La logistique Nuit Debout remballe à minuit, mais des gens restent sur la place beaucoup plus tard, surtout le week-end. »

Paname
Paname

14 heures. Une troupe « à géométrie variable » d’acteurs se renseigne pour savoir où s’installer. Ils se présentent comme Shakespeare debout, et veulent commencer une lecture du Roi Lear.

La Commission Education tend des cordes entre les arbres pour délimiter son emplacement, tandis que l’R de jeux (le kiosque rouge qui propose des jeux en libre-service durant les vacances de printemps et d’été) installe sa terrasse. Les jeux rétros en bois, d’adresse pour la plupart comme celui du palet, rencontrent un franc succès, et pas uniquement auprès des enfants !

Le stand accueil n’est toujours pas tout à fait installé ; deux volontaires se tiennent cependant près d’une table de camping dépliée, sur laquelle s’étalent quelques cahiers recensant les commissions existantes, ou les animations prévues. Un membre de la logistique leur fait part de la réflexion qu’ils ont eue : il faut excentrer le stand de l’accueil, l’extraire des villages pour que chacun puisse y accéder, même en soirée lorsque l’AG empêchera les gens de circuler sur une partie de la place, tellement les gens seront nombreux assis par terre. Le stand sera donc déplacé derrière la bouche de métro.

L’installation du barnum, dont la structure en métal n’est pas neuve, ressemble à un jeu de construction dans lequel le scotch sert de joker. Le vent manque d’emporter les bâches ou les cahiers, et quelques averses de pluie froide trempent quelques cartons. « Boarf, c’est que de la pluie, on est pas en sucre ! »

La science découvre...
La science découvre…

15 heures. Le soleil revient vite et sèche peu à peu des cercles de plus en plus larges sur les dalles de béton.

Le stand est monté. « Le peuple afflue sur la place ! » On se claque une bise, on répond aux questions des badauds. Idée : « et si on mettait un panneau à la sortie du métro pour signaler le nouvel emplacement du stand accueil ? » Aussitôt dit, aussitôt fait. Ici pas de règles, ni de chefs. On encourage tout le monde à garder en tête des maximes telles que : « celui qui fait dit, celui qui dit fait ».

« Ça encourage les gens à s’impliquer pour faire vivre leurs idées. Après, il n’est pas nécessaire de galérer dans son coin pendant trois jours, l’initiative individuelle doit agréger du monde autour d’elle, s’inclure dans une dynamique plus large. D’ailleurs, je pense que c’est un peu notre rôle aussi, à l’accueil, d’informer sur ce qui existe déjà, d’accompagner le lancement des projets, pour que ceux qui veulent créer quelque chose bénéficient de l’expérience commune, des idées utiles, qu’ils ne réinventent pas la roue… Le mouvement est basé sur la convergence des luttes, la mutualisation de l’énergie ! C’est vrai qu’on ne peut pas forcer les gens à travailler ensemble, mais il y a des points sur lesquels ils peuvent se rapprocher et s’entraider. Après, s’ils veulent vraiment boire de la soupe à la fourchette alors qu’on leur a proposé des outils un peu plus appropriés, c’est leur problème. »

Utopie
Utopie

16 heures. C’est l’assemblée hebdomadaire du pôle Accueil. Ils sont une trentaine de volontaires à se relayer depuis quinze jours, et n’ont jamais le temps de tous se voir. Aujourd’hui  seulement une dizaine s’assoit en cercle, tandis que deux personnes continuent de tenir le stand.

Rappel de la réunion précédente : les « outils » utilisés pour faire circuler l’information au sein du groupe, et au sein du mouvement à Paris. Une jeune fille peste contre la multiplication des groupes Télégram, cette application pour smartphone qui sert à échanger des messages cryptés. « C’est pas tant le nombre de groupes qui m’emmerde. C’est le nombre de personnes dedans ! Y a 500 personnes dans celui-là, alors forcément l’info se perd, c’est humainement impossible de tout suivre. Faut pas que les gens viennent se plaindre si personne n’est au courant après. »

La question de la circulation de l’information, dans une organisation horizontale qui se structure en pôles neuronaux et qui évolue à chaque instant, n’est pas simple. « On s’améliore de jour en jour, même si une soirée à l’accueil, c’est épuisant, parce qu’à un moment le cerveau sature ; il ne peut plus traiter de nouvelle information. Du coup on oublie ; et pour éviter d’oublier, on note tout sur des carnets et on partage l’info avec ceux que ça peut concerner. On essaie aussi de réfléchir à former les gens qui pourront reprendre la main, à s’appuyer sur les outils numériques pour sauvegarder les comptes-rendus d’AG ou produits par les Commissions, et qu’ils soient accessibles à tous. »

Homme-sandwich
Homme-sandwich

Des questions plus sérieuses que d’autres s’enchaînent : faut-il un signe distinctif pour les gens de l’accueil ? Non, une fois que tu leur dis « bonjour, je peux vous renseigner », tu es identifié. Faut-il déconseiller la consommation d’alcool quand on tient le stand ? Recommandation acceptée. Comment bien former les nouveaux ? Et si on faisait des fiches ?

Des badauds s’approchent, écoutent, s’installent dans le cercle, donnent leur avis. La réunion se poursuit, et quand elle se termine les coordonnées de deux personnes sont prises. Elles aussi veulent s’impliquer.

« C’est vrai que c’est laborieux. Même si des choses avaient été anticipées, elles ont été complètement dépassées, du coup on a improvisé au petit bonheur la chance depuis deux semaines. Là, on commence à prendre nos marques, on est plus trop dans le sprint mais dans la course de fond. On lève le nez du guidon et on se demande « où l’on va ? », sans avoir encore de réponse pour tout le mouvement. Mais, même si ça s’arrête dans deux jours, parce qu’on aura plus le droit d’être là, ou pour toute autre raison, on aura rencontré des gens, on aura réfléchi sur tout un tas de sujets. C’est étonnamment formateur !

Personnellement, je crois que je vais réfléchir à me lancer dans le milieu associatif. Parce qu’ici, j’ai appris que j’étais capable de créer, de participer à un projet qui me dépasse. Et que même si c’est souvent le bordel, ce contact humain que l’on expérimente en permanence, il a vraiment du sens pour moi. »

Paris Luttes Info
Paris Luttes Info

Il est 18 heures passé. Les intervenants de la conférence d’aujourd’hui s’enchaînent. Richard Stallman discute avec les membres de la Commission Numérique. Je décide de faire un tour de la place, passe dans les différents stands dessinés par des bâches et des cordes. Derrière l’estrade où l’AG se tient, une discussion animée parvient à mon oreille. La question de la légitimité de l’AG, de sa non-représentativité, échauffe les esprits :

– Y a tout et son contraire qui est voté ici ! Et les participants du lundi sont pas les mêmes que ceux du vendredi !

– Qu’est-ce que tu racontes… Ça reste la classe moyenne supérieure blanche parisienne, ceux qui peuvent venir ici en transport.

Le ton monte un peu, les plus agités s’assoient à l’écart pour confronter leurs opinions. On aborde la question du tirage au sort, ou celle de la mésinformation, volontaire ou non, des votants. On parle d’outils numériques de vote en ligne, que testent des développeurs qui eux aussi s’impliquent depuis chez eux. Le débat dérive : qui peut proposer un vote en AG ? Une commission ? Un simple participant ?

« Il faut que ça aboutisse à quelque chose de concret, si les mecs lancent une idée il faut qu’ils s’impliquent dedans; »

La suite demain dans Gazette Debout.

Camille Moulin commission accueil et sérénité. 

Merci à Florian et Julien Marran pour les photos.

Crédits photos:

  • 42mars (6): Julien Marrant
  • 48mars (28): Julien Marrant
  • Paname: Floryan / DR
  • La science découvre: Florian
  • Utopie: Florian / DR
  • Homme-sandwich: Florian
  • Paris Luttes Info: Florian
  • 42mars (8): Julien Marrant

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