Le Carnet d’immersion de l’écrivain Khal Torabully à Lyon
L’écrivain cinéaste mauricien Khal Torabully a publié un carnet d’immersion dans la Nuit Debout lyonnaise.
Il a autorisé la Gazette à en publier quelques extraits. Vous pouvez trouver l’intégralité du texte sur le blog de Médiapart.
Quand j’ai parlé des lignes que j’avais lues dans la presse nationale, notamment relatives au fait que « Nuit Debout quittait la place de la République, à Paris, pour aller en province », Olivier, un des Nuitdeboutistes présents hier à la manifestation lyonnaise, a failli s’étouffer. Il m’a rétorqué : « Ah, ces journalistes parisiens… Encore ce réflexe du jacobinisme centralisateur… »
Ces propos provoquent l’hilarité de deux autres complices. Il est vrai que Lyon a toujours, historiquement, su garder ses distances et développer son identité face à la capitale. Mais la remarque scandalisée d’Oliver indiquait aussi autre chose : « Dès le 31 mars, on avait organisé une veillée ici, maintenant les journalistes peuvent écrire ce qu’ils veulent. Le mouvement n’attend pas des consignes, il est horizontal, sans hiérarchie ni leaders… »
En effet, à l’étape actuelle de ce mouvement qui ne cesse de s’étendre dans et hors l’Hexagone, un constat s’impose : l’horizontalité est de rigueur, en vue d’acter une vraie démocratie participative où les idées sont débattues en AG, sans que des consignes politiques, au sens traditionnel du terme, ne soient données. C’est ce qui explique que l’urgence n’est pas au programme ou à un objectif clairement désigné, mais à une occupation territoriale où on échange, on note, on propose, et où on expérimente le partage et la solidarité sociale et économique.
Et très tôt, pour faciliter le partage de parole, Nuit Debout a élaboré un vrai code de signes et de bonne conduite en vue de faciliter la communication de masse « spontanée » mais partagée, inspiré des Indignados (1). C’est peut-être là une première base structurante visible du mouvement, qui accueille les enthousiasmes de chacun(e), qui se relaient des tâches (tenir un cahier de nuit, diffuser des tracts…), des éléments logistiques (la sono, organisation de la prise de parole, construction de marquises, installation d’un écran…), l’intendance (cuisiner, servir les repas…), suivant ce même principe participatif, s’éloignant des hiérarchies en cours.
Ce principe posé, je demande à Olivier et Eloïse, une animatrice nuitdeboutiste, ce qu’ils pensent d’un analyste qualifiant leur mouvement de « crépuscule des bobos ». Voilà ce qu’en avait dit Éric Verhaeghe : « En sillonnant la Nuit Debout, on croise donc toute la galerie habituelle des névroses qui hantent la gauche bobo : les végétariens, les obsédés de la pureté morale, les Savonarole, les partisans du bien-être, de la décroissance, de Pierre Rahbi, les auditeurs de Patrick Cohen et les inconditionnels de France Culture. Que de mines blafardes, mal nourries, inquiètes, manifestement torturées… » (2)
La réponse fuse : « Ici, c’est intergénérationnel, par-dessus les clivages sociaux et politiques, et sans partis politiques… Des bobos ? Les jeunes et moins jeunes présents ici se sentent rejetés des politiciens, du système et ils expriment un besoin de lien social et un ras-le-bol. Si on limite le mouvement à cette boutade désabusée, c’est qu’on ne connaît pas la vraie nature de cette vague qui est en train de déferler en France. »
En effet, j’ai pu discuter avec plusieurs jeunes autour de nous, qui sont plutôt des laissés-pour-compte, dont l’un, Nasser, un plaquiste venu de Villefranche, à 30 kilomètres de Lyon, parce qu’il passe de CDD en CDD et en est déprimé : « Je trime pendant que ma boîte avoisine le milliard de bénéfices, c’est scandaleux. On a dû débrayer un mois pour avoir 40 euros d’augmentation pendant que d’autres engrangent des bonus de dizaines de milliers d’euros. »
Le sentiment de se retrouver, de faire corps avec les autres
La sociologie des Nuitdeboutistes, à mon sens, est bien plus contrastée que ne le laisse entendre Éric Verhaeghe, qui avait tiré un trait – un peu trop vite à mon sens – sur ce mouvement, pour lui, déconnecté des réalités. Je le cite : « Fait par les Blancs pour les Blancs, fait par les bourgeois pour les bourgeois, fait par les bobos pour les bobos, il ne devrait pas tarder à mourir de sa belle mort, à moins qu’une mutation du virus ne conduise à une radicalisation et une popularisation inattendue. » (3)
Précaution salutaire que cette possibilité de mutation, signe que l’on ne doit pas renvoyer ce mouvement aux calendes grecques… Je pense que la métastase est en train de s’accomplir sous nos yeux. Ce qu’il ne faut pas perdre de vue, après avoir passé une grande partie de la nuit place Guichard, c’est que ce mouvement n’est pas « pressé », n’est pas poussé par un impérieux besoin de prendre la Bastille.
Non, il s’agit, pour moi, surtout d’un siège pacifique sur des places publiques, prenant le temps de comprendre la hauteur des murs et la profondeur des donjons à franchir. Oui, il prend le temps de vivre son idée, ou plutôt ses idées, et ne se précipite pas vers des objectifs palpables, « pragmatiques », tels que la conquête du pouvoir ou l’idée de se trouver des leaders charismatiques (tels qu’Iglesias pour Podemos). Nuit Debout travaille résolument à recréer d’abord du lien social pour les exclus du système ; il s’agit de poser ses assises citoyennes, d’élaborer patiemment son cahier de doléances, afin qu’une réflexion émerge, qui pourrait, de façon toujours décentralisée, influencer en profondeur un modèle social et un mode d’action politique qui sera résolument hors des appareils des partis et du système de cooptation du pouvoir actuel, pendu au bipartisme.
Je pense que c’est dans cette « occupation » visible que se niche sa dynamique « immobile » en apparence, occupant l’espace public pour une vision consultative des éléments hétéroclites (donc, pas aussi boboïsés et homogènes que ne le dirait Eric Verhaegen) d’une société laminée par la mondialisation et le décrochage des élites politiques. Le défi sera donc de perdurer, de faire en sorte que les enthousiasmes ne retombent pas, en l’absence d’un « manifeste clair en plusieurs points », et que le lien social, qui est le moteur interne de ces rassemblements nocturnes, tienne à travers les nuits qui s’annoncent, pour moi, nombreuses. Je livre ici une intuition, car je sens, après avoir écouté plusieurs jeunes, que les Nuits Debout représentent notre dernière chance pacifique de ressouder une société qui peine à se trouver des horizons novateurs, solidaires et engageants…
La suite du texte sur Médiapart.
© Khal Torabully, 15 avril 2016
Crédits photos:
- Nuit Debout Lyon (1): Henri Granjean
- Nuit Debout Lyon (06): Henri Granjean
- Nuit Debout Lyon (14): Henri Granjean
- Nuit Debout Lyon (02): Henri Granjean
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