De la voie institutionnelle à la révolution intégrale

Le contexte politique mondial montre clairement les limites des possibilités de changement social empruntant la voie institutionnelle. D’une part, les expériences politiques des nouvelles gauches sud-américaines n’ont eu que peu d’impact sur la vie politique réelle des pays où elles ont pu gouverner. Il leur a été extrêmement difficile de poursuivre leur action sur le long terme, et ce de par leur dépendance envers un système électoral au sein duquel lobbies et médias privés usent de méthodes bien rodées en toute partialité. Il suffit de voir ce qu’il s’est passé au Brésil il y a quelques semaines pour se rendre compte que ces méthodes servent surtout à faire tomber les gouvernements.

D’autre part, la trajectoire du gouvernement Syriza durant l’année écoulée est un cas d’école quant à la différence entre « prendre le pouvoir » et « entrer au gouvernement ». (Le dossier grec est développé ici en anglais et en espagnol.) Du côté de l’Espagne, où rien ne bouge élection après élection, la démonstration est faite qu’une majorité dans la rue ou sur les réseaux sociaux ne permet pas de créer une majorité parlementaire. Quand le mouvement 15-M a commencé à occuper les places espagnoles en 2011, il a suffi de 30 jours pour retourner tout l’imaginaire politique de plusieurs générations. Mais sa prétendue traduction politique n’a pas réussi à créer un programme institutionnel de type social-démocrate, même plus de deux ans après.

Durant la première année des villes dites « du changement », on a vu le discours et l’ambiance générale s’améliorer significativement. Malgré cela, quand des décisions clés ont été nécessaires, la dépendance envers le système capitaliste et les hiérarchies étatiques a empêché la prise de mesures humanitaires contre les expulsions ou pour l’accueil des réfugiés. Ne parlons même pas de mesures structurelles. En échange de quelques réformes mineures, une génération entière de militants expérimentés et d’activistes reconnus ont quitté les rues pour se retrouver immergés dans une dynamique institutionnelle qui a sérieusement limité leur capacité de désobéissance et de rupture avec les pratiques établies.

Cette réalité est très éloignée des principes du municipalisme libertaire de Murray Bookchin pour qui, après avoir conquis le pouvoir municipal, il convient de le dissoudre et de convoquer une assemblée populaire. Les héritiers autoproclamés du 15-M ont au contraire sacrifié leur engagement de désobéissance pour s’enfermer dans la bureaucratie et la hiérarchie des institutions gouvernementales, institutions extrêmement verrouillées. Si les occupations menées par la PAH sont un bon exemple de ce qu’il est possible d’accomplir, les mouvements massifs de désobéissance, après avoir quitté le 15-M, n’ont pas développé suffisamment en profondeur leur capacité d’action.

democracia real ya madrid
Démocratie réelle maintenant » Madrid

Dans ce contexte, je soumets à la discussion deux questions stratégiques.

Premièrement, qu’est-ce qui est plus facile, obtenir que plus de 50 % de la population vote pour des partis qui remettent en question l’ordre établi mais qui n’appliquent pas leur programme, ou que les 5 % qui remettent en cause cet ordre organisent la désobéissance de façon autonome, montrant concrètement à quoi peut ressembler cet autre monde que nous portons en nous ?

Deuxièmement, comment conquérir un pouvoir réel permettant de changer la donne ? En tentant de réformer l’économie par le biais de gouvernements qui n’émettent même plus leur propre monnaie ni ne contrôlent plus leur propre système bancaire – compétences confiées à la BCE par le Traité de Lisbonne ? Ou plutôt en essayant de créer une économie différente, avec une nouvelle souveraineté bancaire et monétaire ?

Pour envisager d’autres perspectives, on peut analyser, ailleurs dans le monde, l’exemple des Zapatistes du Chiapas (Mexique) ou celui des Kurdes du Rojava et du Bakur. Comment ces processus, basés sur la construction par le bas d’une autonomie démocratique, continuent-ils à se consolider malgré une répression étatique violente et intense année après année ? En effet, il est significatif de noter que les processus de changement les plus radicaux et les plus passionnants des dernières décennies surgissent d’en bas, et en marge des institutions étatiques. Malgré cela, en Europe, des millions d’anticapitalistes préfèrent affronter frontalement le système parlementaire étatique, n’obtenant rien et perdant en chemin leurs valeurs et leurs idées. Ils devraient plutôt se concentrer sur le soutien et la création d’initiatives autogérées, qui travaillent par le bas à la transition vers une autre société.

Au niveau mondial, si ce siècle a commencé avec des mouvements de résistance au système de globalisation néolibérale, s’il a continué avec des forums sociaux qui montraient qu’un autre monde était possible, aujourd’hui, dans la deuxième décennie du XXIe siècle, le temps est venu de construire cet autre monde. En Europe même, ces expériences autogérées, en opposition aux États, ont non seulement résisté à l’hégémonie parlementaire des dernières années, mais se sont renforcées, et ont pu se fixer de nouveaux objectifs. Ainsi, la coopérative catalane intégrale est une réalité qui s’est consolidée significativement en six ans d’existence; elle compte aujourd’hui plus de 700 projets et plusieurs milliers de participants. D’autres coopératives et projets se développent dans d’autres régions du sud de l’Europe. Les mouvements d’agriculture communautaire, d’entreprises reprises par les travailleurs, ou les expériences d’économie des communes libres, sont à l’origine de pratiques où la réciprocité et le don sont plus forts que les lois du marché.

Ces réalités préfiguratives, pour l’instant naissantes, se renforcent grâce à leur mise en réseau et la collaboration au niveau local. Des milliers de monnaies sociales, d’associations de consommateurs, de centres sociaux autogérés, d’écoles libres et autonomes, de groupes de soutien aux réfugiés sans papiers ou non, défient à la fois le modèle capitaliste et le rôle prédominant de l’État. C’est un terreau fertile pour développer un mouvement de désobéissance en rupture avec l’establishment, dans le but de bâtir une nouvelle souveraineté collective basée sur l’autodétermination et l’autogestion de communautés d’hommes et de femmes libres.

 

Fair.Coop
Fair.Coop

Fair Coop a été créée pour mettre en valeur les espaces de collaboration internationale (ou plus précisément entre autonomes et communes libres). En tant qu’écosystème global et multilocal, Fair Coop contribue au processus de construction d’une autre économie pour une autre société. Elle partage les principes de la révolution intégrale, telles que la participation de tous en assemblée ouverte et la non reconnaissance des États comme sujets légitimes, avec pour conséquence la désobéissance intégrale fortifiant la construction d’autres formes de cohabitation et d’autogouvernement.
Fair Coop reprend les principes de la révolution intégrale afin d’opérer une transition radicale en marge du système actuel et dans tous les aspects de la vie. Elle construit un écosystème cohérent de projets, de ressources et d’outils, avec l’objectif de faciliter la révolution intégrale partout dans le monde, favorisant ainsi le développement de l’autogestion et de l’autonomie démocratique aux niveaux local, régional et global.
Un des outils proposés est Faircoin, une monnaie sociale de pair à pair qui vise à financer ces projets d’autogestion et à connecter entre elles les initiatives d’économie alternative (des économies solidaires jusqu’aux économies des communes libres) ; cette monnaie soutient ainsi le travail des mouvements qui utilisent et promeuvent habituellement les monnaies sociales au niveau local. Faircoin vise aussi à moderniser les technologies utilisées par ces systèmes monétaires alternatifs, afin de les renforcer et les rendre plus résistants aux éventuelles attaques institutionnelles (cf. Annexe Faircoin 2).

Le temps est venu de réaliser l’aphorisme d’Eduardo Galeano : « Beaucoup de petites gens, dans de petits endroits, faisant de petites choses, peuvent changer le monde. » Il est temps de l’appliquer à de plus grandes choses : l’élaboration d’outils pour l’articulation de toutes ces petites choses, ou la mise en place de méthodologies qui ont fait leurs preuves dans leur capacité à respecter la diversité de tous les participants. Les Kurdes ont, par exemple, remis au goût du jour le confédéralisme démocratique, une forme ancienne d’organisation politique, présente autrefois sur la péninsule ibérique.

Après tant d’efforts dédiés à la voie institutionnelle, et si nous nous tournions désormais vers l’autogestion ? Répondre oui à cette question, c’est beaucoup plus que glisser un bulletin de vote dans une urne. C’est affirmer que vous voulez faire de votre vie un exemple du monde que vous portez en vous, c’est vouloir associer pratique et théorie. Répondre oui, c’est entrer dans une nouvelle dimension où nous ne serions plus dépendants de leur majorité – ou de la nôtre – pour réussir. Que nous soyons des milliers ou des millions, nous ne dépendrions que de nous-mêmes et de la volonté de transformer nos rêves en réalité. Oserez-vous vous lancer ?

Faircoin. Fair.Coop
Faircoin. Fair.Coop / DR

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Annexe Faircoin 2

Dans ce post scriptum, nous souhaitons aborder des détails plus techniques sans que cela ne nuise à la compréhension des points importants évoqués dans cet article.

L’invention de la blockchain et de ses implications pour les initiatives monétaires ou les systèmes de contrats mène vite à un scénario où la centralisation des États, des cours judiciaires et des banques n’est plus le seul moyen de générer un système économique, juridique et politique autonome. La blockchain permet de comptabiliser les opérations économiques d’une façon très difficile à corrompre et à manipuler grâce à la combinaison du cryptage et de la décentralisation, effectuée via des centaines d’ordinateurs se partageant les données d’un système.

Pourtant, le nouveau capitalisme technologique n’épargne pas ses efforts pour investir dans tout ce qui est lié à la blockchain, par exemple en l’intégrant expressément à sa stratégie de réorganisation des banques et des entreprises. Il transforme la plupart des initiatives liées à elle en une avant-garde du nouveau capitalisme de réseau plébiscité par les anarcho-capitalistes de la Silicon Valley. Pour ce capitalisme d’avant-garde, il importe peu que le bitcoin, par exemple, fasse exploser la consommation d’énergétie et l’exploitation minière (au détriment de la planète), ou que la distribution des nouvelles monnaies bénéficient à ceux qui en possèdent le plus… Or, pour nous, c’est au contraire très important. Pour que la blockchain et les technologies associées soient réellement des outils au service du bien commun, Fair Coop travaille au développement de Faircoin 2. Cette seconde version est basée sur une blockchain coopérative et distribuée qui permettra de s’adapter aux valeurs des mouvements sociaux, à l’esprit du bien commun, des économies solidaires et collaboratives des communes libres. Faircoin 2 donne la priorité au bien commun plutôt qu’au bénéfice privé; il ne peut donc pas compter sur l’investissement financier des élites économiques. Aissi faut-il que les « 99 % » comprennent d’une part l’importance de ces développements pour le changement social, et d’autre part la nécessité de collaborer à les rendre possibles. C’est pour cela que la campagne de crowdfunding pour Faircoin 2 sera mise en œuvre jusqu’au 7 juillet 2016.

Faircoin propose que ces innovations soient un bien commun universel. Si vous souhaitez contribuer à leur succès tant qu’elles sont aux mains de personnes portant des valeurs coopératives et solidaires – comme les vôtres –, vous pouvez rejoindre le projet et obtenir dès à présent vos premiers faircoins.

Enric Duran
(Traduit par Julien, proposé par David.)

A propos de la révolution intégrale :

Plutôt qu’essayer de réformer la société, ils veulent en construire une autre
IntegraRevolucio.net

Image Fair.Coop/DR
Article publié le 2 juillet sur EnricDuran.cat et le 4 juillet sur Fair.Coop.
Visuels et liens ajoutés par Gazette Debout.

Crédits photos:

  • democracia real ya madrid: Nuit Madrid / DR
  • Faircoin. Fair.Coop: Faircoin. Fair.Coop / DR
  • From the institutional way to the integral revolution: Fair.Coop / DR

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